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il avait déjà tant donné, car il y a des émotions si puissantes qu’elles servent comme de ciment à toutes les âmes : elles élèvent le cœur des nations, imposent silence aux grondeuses résistances, jettent comme un voile d’oubli sur le passé et rapprochent toutes les volontés. Il ne faut donc point trop plaindre les États-Unis, comme nation, d’avoir perdu ce chef en qui ils avaient mis leur confiance : il restera, président invisible, à la Maison-Blanche et inspirera longtemps encore les conseils de la nation. C’est d’ailleurs le propre des gouvernemens libres que de former assez d’hommes pour qu’aucun d’eux ne devienne jamais absolument nécessaire ; les destinées de la nation n’y sont point suspendues au fil fragile d’une existence unique ; ceux qui se trouvent élevés aux plus hautes fonctions de l’état s’y adaptent avec une merveilleuse aisance aux nouvelles circonstances où ils se trouvent placés : la liberté a commencé leur éducation, la responsabilité l’achève. Que l’on compare les jugemens que l’Europe portait il y a quatre ans sur M. Lincoln aux témoignages de respect qu’elle prodigue aujourd’hui tardivement à sa mémoire ! Sans doute l’exercice du pouvoir au milieu des circonstances les plus critiques l’avait grandi, mais il était bien le même homme quand il acceptait avec une résolution modeste le fardeau de l’autorité et quand ses premières paroles n’éveillaient d’autres échos que ceux d’une froide et frivole critique.

Le successeur de M. Lincoln, arrivant au pouvoir dans les circonstances les plus tragiques et les plus imprévues, ne s’est pas senti troublé par l’effrayante responsabilité qui du jour au lendemain lui a été imposée. Les commentaires malveillans d’un journal démocratique de New-York, relatifs à son attitude le jour de la seconde inauguration de M. Lincoln, avaient jeté une défaveur injuste sur cet homme d’état et fait oublier, au milieu de ridicules et injurieuses rumeurs, le courage qu’il avait déployé dans le sénat en face des premières menaces de la sécession et plus tard dans le Tennessee, déchiré par la guerre civile. L’attitude et le langage de M. Andrew Jonhson ont déjà dissipé les inquiétudes de ceux qui ont pu le croire indigne de sa grande tâche. L’orateur dont la voix a si souvent ému le sénat, et qui un jour seulement avait été au-dessous de lui-même par suite d’une indisposition passagère, a retrouvé des accens nobles, fermes et élevés. S’il s’y mêle plus d’amertume que dans les discours de M. Lincoln, ne peut-on l’expliquer par les terribles émotions qui ont agité la ville de Washington et tous les États-Unis ? Qu’on cherche dans l’histoire quelque chose de comparable à ce dernier acte du grand drame de la guerre, à ce peuple jeté des hauteurs du triomphe dans un abîme de trouble et de deuil ! M. Johnson pouvait-il se défendre des sentimens qui