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les officiers de l’armée régulière ; moi, je n’en avais vu que trois avant d’arriver à Washington comme président. » Longtemps son âme clémente recula devant les nécessités les plus impérieuses : on eut beaucoup de peine à obtenir de lui la permission de fusiller les déserteurs. Il était toujours prêt à faire grâce. Il n’avait pas besoin de pardonner les attaques et les injures contre sa personne, il les ignorait. Cette bonté n’était point de la faiblesse ; il n’y avait point place pour ce dernier sentiment chez cet homme si robuste, si dur à lui-même, qui toute sa vie avait respiré l’air de la liberté et subi les frottemens de la vie démocratique.

Avec cette âme si haute, et qui par momens se réfugiait dans des pensées supérieures à la politique vulgaire, M. Lincoln n’avait pourtant rien d’un doctrinaire. Il avait été élevé à la rude école de l’expérience ; elle resta toujours son seul guide. Il ne se piquait point d’une inflexible logique, et sa volonté dédaignait l’appareil des vaines formules. Les livres lui avaient appris moins que les hommes ; il ne se croyait point meilleur que l’humanité. Homme du peuple, il pensait qu’on ne sauve point un peuple en dépit de lui-même. Quand il arriva au pouvoir : « Telle quelle, dit-il, je ferai marcher la machine. » On l’a vu, sur la question de l’esclavage, variant de langage et suivant avec docilité la pression de la nécessité, n’insistant d’abord que pour empêcher l’extension de l’institution servile dans les nouveaux territoires, se prononçant plus tard pour l’émancipation graduelle d’abord, puis immédiate, arrivant enfin, après deux ans de guerre civile, aux résolutions suprêmes, délivrant d’un trait de plume trois millions d’esclaves et n’hésitant pas en dernier lieu à demander à la nation de modifier sa charte fondamentale pour rétablir l’unité et l’harmonie dans les mœurs et dans les lois.

La question de la réorganisation, ou, comme l’on dit aux États-Unis, de la reconstruction des états du sud reconquis par les armes fédérales, a préoccupé M. Lincoln depuis l’origine même du conflit. Sur ce point encore, on ne peut dire qu’il eût un système bien arrêté. Il répugna toujours à sa pensée d’en venir à ne plus considérer les états du sud comme des états véritables, à les regarder comme de simples territoires déchus de leur ancienne dignité et faisant partie de ce domaine extérieur à la confédération proprement dite que les armes ou la diplomatie de l’Union peuvent toujours accroître. Il était disposé à reconnaître dans un état pacifié tout simulacre, tout fantôme de gouvernement, pourvu qu’il se déclarât fidèle à l’Union. Il permit un peu arbitrairement, il faut bien qu’on l’avoue, à un dixième des habitans de l’état, à la simple condition de prêter le serment d’allégeance, de reformer des cadres politi-