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lui de l’institution du sud et des garanties que la constitution lui avait réservées, on peut s’expliquer le trouble et les embarras des hommes d’état, placés entre l’amour de leur pays et leur haine de l’esclavage.

M. Lincoln n’échappa pas entièrement à ces incertitudes. Il avait toute sa vie sincèrement détesté l’esclavage, il en avait cent fois prophétisé les dangers. Il n’avait jamais voulu croire avec M. Douglas que les lois sur l’esclavage fussent de même nature que les oyster laws (lois sur les huîtres) de la Virginie ou toute autre loi locale des états. Il disait publiquement le 17 juin 1858 à Springfield, dans l’Illinois : « Une maison divisée contre elle-même ne peut durer. Je crois que ce gouvernement ne peut se maintenir d’une façon durable, soutenu d’un côté sur l’esclavage, de l’autre sur la liberté. Je ne crois pas que cette Union sera dissoute ni que la maison tombera ; mais elle cessera d’être divisée. » À Chicago, le 10 juillet 1858, il disait : « J’ai toujours détesté l’esclavage, autant, je crois, que tout abolitioniste. Le peuple américain regarde l’esclavage comme un grand mal social. » Et dans l’un de ses débats publics avec Douglas, à Ottawa, en 1858, il répétait : « Je ne puis que haïr l’esclavage. Je le hais à cause de sa monstrueuse injustice. » Jamais il ne varia sur ce point. Pendant comme avant la présidence, il répétait fréquemment cette maxime : « Si l’esclavage n’est pas un mal, rien n’est un mal. » — Voilà le langage du moraliste ; mais le président des États-Unis était retenu par toute sorte d’entraves : il n’avança que pas à pas dans la voie de la politique émancipatrice ; il ne pouvait aller plus vite que le peuple, mais il pressait incessamment ses amis d’agir sur l’opinion publique. Lui-même ne redoutait rien de la publicité et faisait appel aux mille voix des tribunes, des chaires, de la presse.

La constitution lui interdisait formellement toute immixtion dans le gouvernement intérieur des états restés fidèles ; sa première préoccupation fut d’ailleurs de retenir dans le cercle de l’Union les états frontières, le Maryland, le Kentucky, le Tennessee, le Missouri, où l’esclavage existait encore au début de la guerre. Il ne pouvait songer à leur imposer l’abolition, mais il les pressa de modifier eux-mêmes leurs constitutions, et leur offrit généreusement l’appui de l’Union tout entière pour faciliter la transition entre l’ancien régime et le nouveau. Il songea quelque temps à peupler avec la race noire des colonies lointaines, la croyant impropre à se mêler à la race blanche ; mais il abandonna cette pensée quand on lui prouva que le projet ne pouvait être exécuté. Quand on lui parla pour la première fois de lancer une proclamation pour émanciper les noirs dans les états rebelles, il se plaça d’abord à un point de