périssable, et ce qu’il y avait de stable et de fondamental. Les yeux n’aperçoivent pas la racine tenace qui sous le sol fait presque partie du rocher : ils ne contemplent que les branches, les feuilles, les fleurs avec lesquelles jouent l’air et le soleil ; mais quand un vent fougueux a emporté ces dernières, la vie se réfugie encore dans la racine.
L’attitude prudente, presque timide, de M. Lincoln au commencement de sa présidence s’explique par sa grande déférence pour l’opinion publique ; une grande réserve lui était aussi imposée par les circonstances mêmes de son élévation au pouvoir. Depuis longues années, le parti démocratique régnait en maître à Washington ; le parti républicain n’avait ni les traditions ni le prestige qui s’acquièrent par le long exercice de l’autorité ; il n’avait même triomphé dans les élections que grâce à la division de ses adversaires. M. Lincoln était regardé comme un intrus dans cette capitale, où des hommes tels que Sumner, Seward, Chase furent si longtemps considérés comme des étrangers. Je suis, pour ma part, convaincu que, le jour où il entra à la Maison-Blanche, M. Lincoln se dit à lui-même, dans le silence solennel de sa conscience : « Je serai le libérateur de quatre millions d’esclaves ; ma main a été choisie pour frapper de mort l’institution servile. » Devait-il, pouvait-il le dire tout haut, du balcon du Capitole ? S’il l’eût fait, il eût passé pour un fanatique et un insensé. Peut-être une semblable déclaration eût-elle provoqué une guerre civile dans le nord ; elle eût du moins soulevé de telles résistances que, dans la division des partis, tout eût fait naufrage, la constitution, les lois et le principe même de l’Union. M. Lincoln n’avait qu’une mission : sauver ce principe. Et comment pouvait-il la remplir, s’il se séparait audacieusement de l’opinion publique ? Il fallut donc attendre patiemment que le pays reçût, l’une après l’autre, ces rudes et sévères leçons que donne la guerre, que la conscience populaire, troublée jusque dans ses profondeurs, s’ouvrît aux inspirations héroïques, aux grandes et généreuses émotions. M. Lincoln fut comme un médecin qui sait qu’il a un remède, mais qui ne peut s’en servir avant qu’une crise suprême soit passée. Ceux-là ont été bien injustes envers lui et envers le nord lui-même qui les ont accusés de n’avoir saisi l’arme de l’émancipation qu’à la douzième heure, dans un accès de désespoir et par haine de leurs ennemis. Cette haine n’était ressentie ni par le président ni par le peuple, et d’ailleurs, si grande que soit la cause de l’émancipation, — et ce n’est pas nous qui essaierons jamais de la diminuer, — on comprend que pour le peuple américain elle ne vînt qu’après la cause nationale elle-même : tant que le maintien de l’Union parut se lier en quelque manière à ce-