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et son premier acte fut d’offrir la secrétairerie d’état à son rival M. Seward, l’éminent homme d’état, dont il appréciait le vaste savoir, l’esprit souple, ingénieux et fertile en ressources, la haute autorité acquise par une longue expérience parlementaire. On sait ce qui suivit : une fois l’Union déchirée et la guerre commencée, il se trouva que M. Lincoln était mieux préparé qu’aucun autre, par son tempérament, son caractère, par les circonstances mêmes de son élévation, à représenter le peuple américain dans les grandes crises qu’il allait traverser. La passion dominante, maîtresse et pour ainsi dire unique, se trouva être chez lui la passion nationale. Il ne faudrait peut-être point user du mot passion pour exprimer une conviction résolue, calme, inflexible, une sorte de foi innée et congénitale dans les destinées du peuple américain. Je l’ai dit en parlant de l’ouest[1], nulle part le sentiment national n’est entré aussi profondément dans les âmes que parmi les populations qui vivent au-delà des Alleghanys. L’habitant du Massachusetts peut se montrer fier de l’histoire de son petit état, la plupart des provinces baignées par l’Atlantique ont des traditions, des souvenirs ; mais l’Indiana, l’Ohio, l’Illinois n’ont pas encore d’histoire. L’habitant de ces vastes régions, qui se sentent invinciblement appelées à de si hautes destinées, est avant tout un Américain, il est, il veut être le citoyen d’un grand pays ; il veut en mesurer la puissance à l’immensité des provinces qu’il habite, et son patriotisme ne connaît littéralement pas de bornes. Pendant les longues années de paix et de prospérité de la première moitié de ce siècle, la passion nationale du peuple américain s’était presque ignorée elle-même ; elle avait, de distance en distance seulement, eu quelques éruptions, mais elle avait paru, aux yeux des observateurs superficiels, s’user dans les interminables luttes des intérêts hostiles. La guerre civile la fit éclater dans toute sa force. L’Europe avait pu croire que les États-Unis étaient devenus une simple agglomération de provinces, et quelques esprits en Amérique même avaient fini par se tromper sur les caractères véritables de la confédération. Quand son drapeau fut insulté, le peuple américain se révéla à lui-même : il se jura de rester un peuple. Il vit d’un côté le principe de l’Union, c’est-à-dire la grande patrie, de l’autre celui de la souveraineté des états, c’est-à-dire la petite patrie. Il ne balança pas un moment, il choisit la grande patrie, et il se prépara pour elle à tous les sacrifices. Qui mieux que l’ancien député de l’Illinois pouvait représenter les vœux et les instincts populaires et devenir l’image vivante de ce patriotisme sans alliage, fier du passé, mais plus fier encore des promesses de l’avenir ?

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1865.