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jusqu’à ses mains tremblantes qu’il agitait en signe de réprobation, lui attestaient qu’il n’était pas le meurtrier.

Quel était-il donc ? Il eut un moment l’espoir de le découvrir. Il se souvint que la veilleuse était allumée lorsqu’il s’était endormi et qu’en s’éveillant il l’avait trouvée éteinte. Il l’examina et vit que l’huile n’en était point consumée. On l’avait donc soufflée. Cependant personne n’avait dû pouvoir entrer, sans faire de bruit du moins, puisque la porte était fermée en dedans. Il courut à la serrure, et s’aperçut à sa grande surprise que la clé était en dehors et qu’il suffisait de la tourner à demi pour ouvrir la porte. Quelqu’un avait donc pu s’introduire dans la chambre. Ces légers indices réussirent d’abord à le convaincre. Néanmoins il se rappelait fort bien s’être levé sur la prière d’Albertine pour retirer la clé et la mettre en dedans après avoir fermé la porte à double tour. N’en avait-il rien fait ? C’était possible, car il se rappelait aussi qu’à cet instant même sa préoccupation était grande et que, tout en allant à la porte, il s’était retourné plusieurs fois pour regarder le poignard sous l’empire de l’hallucination morale qui avait commencé à l’obséder : il était probable qu’il avait tout simplement ouvert et repoussé la porte. Ses doutes le reprirent. Puisqu’il avait eu si peu conscience de ses actes, ne pouvait-il avoir soufflé la veilleuse lui-même ? Il se rassurait tout à l’heure en pensant qu’il n’avait point rêvé. Qu’importait cela ? Ce sommeil si profond concluait au contraire contre lui. Puisqu’il sentait qu’il se fût arrêté, s’il eût rêvé, si le moindre sentiment, la moindre sensation lui fussent restés perceptibles, n’était-ce pas, puisqu’il n’avait point rêvé, que, d’un bout à l’autre du meurtre, il avait agi dans une torpeur absolue ? L’engourdissement avait été tel que la mémoire elle-même s’y était absorbée. N’est-il point après tout de ces rêves que l’on sait avoir faits, dont l’effroi subsiste en sueur sur le front, en frissons par tout le corps, dont on cherche inutilement une trace et qui semblent s’engloutir d’un bloc dans la nuit qui les a suscités ?

En ces perplexités sans issue, le malheureux Isidore prit sa tête dans ses mains et s’accroupit sur un tabouret. Il n’osait regarder ni à droite ni à gauche. Au fond, il ne songeait à rien. C’est le bienfait de ces crises extrêmes, quand elles n’aboutissent pas immédiatement à la folie, d’anéantir à la fois le corps et la pensée. Il demeura ainsi assez longtemps. Le premier rayon de jour qui se glissa par les fenêtres lui fit lever la tête, et, le rendant à la réalité, lui inspira cette fois des craintes toutes positives. Il ne ressentit plus ni la douleur d’avoir perdu sa femme, ni l’horreur de l’avoir peut-être tuée : il se dit qu’il était seul dans cette chambre avec un cadavre, que dans une heure à peine on viendrait, et qu’on l’arrêterait comme l’assassin d’Albertine. Il se vit aux mains des gendarmes