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commode, mais il eut peur de ce que sa femme pourrait penser : elle croirait peut-être qu’il craignait de devenir somnambule et de se servir contre elle de ce poignard. Au fond, toute folle qu’elle fût, c’est bien cette pensée sinistre qui lui était venue. Il trouva plus simple de souffler la veilleuse : il ne verrait plus rien ; mais Albertine le pria de n’en rien faire. — Tu m’as effrayée, moi aussi, avec tes histoires, dit-elle d’un ton très ému, et si j’ai quelque mauvais rêve, je veux y voir clair en me réveillant.

— Alors, reprit Isidore, ne parlons plus de tout cela, car c’est absurde, et dormons.

Il ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir. Son sommeil très profond ne fut troublé par aucun rêve. Cependant, au moment où trois heures sonnaient à l’horloge du Luxembourg, il s’éveilla en proie à une indéfinissable émotion. Il écouta les trois coups, dont le dernier tinta lentement. La veilleuse s’était éteinte, et la plus grande obscurité remplissait la chambre. Isidore, les narines dilatées, aspirait une odeur extraordinaire. Il se demandait ce que ce pouvait être lorsqu’il s’étonna de ne pas entendre la respiration de sa femme. Il étendit la main vers elle pour la toucher à la poitrine et retira sa main mouillée. D’un bond il s’élança du lit avec la soudaine pensée que cette odeur tiède et nauséabonde qui le poursuivait était celle du sang. Il alluma vite une bougie et revint. Il vit alors le grand poignard algérien planté droit debout dans le corps de sa femme. La lame s’était enfoncée dans la plaie, mais la poignée d’argent étincelait. Une nappe de sang couvrait la poitrine ; la tête apparaissait toute pâle, avec les cheveux noirs épars sur l’oreiller, avec les yeux ouverts et déjà fixes. Les bras étaient étendus et rigides, les mains crispées. Ce spectacle si horrible ne devait point être réel !… Isidore se crut le jouet d’une vision, Il se précipita vers la fenêtre et la brisa du poing. Le vent s’engouffra dans la chambre et éteignit la bougie. La nuit était toujours profondément noire, et la pluie ne cessait de tomber. Le jeune homme resta quelques minutes pressant des mains l’appui de la fenêtre, la sueur au front, les cheveux hérissés, le cœur palpitant. Il se mit bientôt à rire : — Quel cauchemar ! se dit-il. — Il voulut rallumer la bougie, mais il n’en vint point à bout. Il lui fallut pousser l’un contre l’autre les ais disjoints de la fenêtre et tirer par-dessus le rideau de damas. L’air entrant encore, il ne s’approcha du lit que lentement en protégeant de ses doigts repliés la flamme vacillante de la bougie. A vrai dire, il n’avait point repris possession de lui-même et tenait ses yeux baissés, n’osant les lever sur l’effrayant tableau qui devait cependant avoir disparu. Il s’arrêta en heurtant le bord du lit et se pencha. C’était sa femme paisiblement endormie qu’il allait revoir ; c’est le cadavre, plus rigide encore, avec une plus