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dans un rêve suggéré sans doute par Satan. « Mon fils, lui dit le supérieur, vous ne vous en êtes pas tenu à l’intention. » Et le digne homme, quelque repentir que le religieux manifestât du crime que le somnambulisme lui avait fait commettre, ferma désormais la porte de sa chambre.

— As-tu fermé la nôtre ? dit Albertine.

— Ma foi, je n’en sais rien. J’ai si peu l’habitude de m’enfermer ici.

— Ferme-la, je t’en prie.

— Tu as raison. Je ne suis plus un étudiant, mais un mari, et j’ai un trésor à garder.

En allant vers la porte, il aperçut sur la commode un long poignard algérien dans son fourreau d’argent ciselé. C’était un cadeau que lui avait fait un de ses anciens camarades, capitaine à l’armée d’Afrique, qu’il avait rencontré le jour même. La vue de cette arme lui causa une impression désagréable. Il pensa tout de suite, et sans se rendre compte d’une association d’idées pourtant assez naturelle, au grand couteau du religieux. Au même moment, sa femme, encore occupée de la conversation qu’ils avaient eue, lui dit : — Tu n’as jamais été somnambule ?

— Non, répondit Isidore. Pourtant, poursuivit-il, je sais par moi-même que l’intensité du rêve peut porter à des actes non point imaginaires, mais très réels. Voici ce qui m’est arrivé. Nous couchions, un de mes camarades et moi, dans deux chambres qui n’étaient séparées que par une porte ouverte. Mon ami travaillait avec sa lampe allumée, et je m’étais endormi après avoir éteint la mienne. Je rêvai dans un long cauchemar que je tuais ma sœur. C’était insensé comme tous les rêves. J’avais perdu ma sœur lorsque j’étais enfant. L’effroi que je ressentis fut si fort que je me précipitai tout endormi hors de mon lit. Je voulais fuir la nuit et voir quelqu’un. Je me présentai au seuil de la chambre voisine, le visage si bouleversé, que mon camarade se leva malgré lui et recula de deux pas. Je ne restai qu’un instant d’ailleurs dans ce paroxysme du rêve ; je me réveillai aussitôt en poussant un grand soupir ; et mon visage reprit son expression habituelle…

Ce fut au tour d’Albertine de rire. — Comme celui du religieux, dit-elle.

— Oui, lit Isidore.

Cependant, tout en parlant, le jeune homme n’avait point quitté du regard le poignard algérien. La lumière de la veilleuse s’y attachait en paillettes, et le grandissait par l’ombre projetée au-delà. L’attraction visuelle que cette arme exerçait sur lui devint insupportable à Isidore. Il eut l’idée de la renfermer dans un tiroir de la