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ces dépenses de voix, cette pompe orchestrale, rien n’est plus possible au théâtre en fait d’opéras. » J’avoue, quant à moi, que l’argument me touche peu. J’ignore où nous allons et trouve puéril de débattre cette éternelle question de progrès et de décadence que les esprits oiseux s’amusent à ramener sur le tapis chaque fois qu’il naît un chef-d’œuvre. Si c’est la décadence, les musiciens de l’avenir réagiront contre ce prétendu vacarme symphonique en revenant à la musette des aïeux, et je souhaite à leur auditoire bien du plaisir. Si c’est au contraire le progrès, comme j’aime à le croire, il est permis de se faire dès aujourd’hui une assez belle idée des générations qui nous succéderont, car ce ne seront point assurément des hommes ordinaires, mais de fiers titans, ceux qui, ayant pris comme point de départ en musique soit la neuvième symphonie de Beethoven, soit la partition de l’Africaine, trouveront moyen de mettre entre ce point de départ et le but l’espace parcouru par Beethoven et Meyerbeer dans leur carrière.

Le beau musical ne se définit pas. C’est quelque chose qui vous ravit l’âme, vous saisit, vous empoigne pour se résoudre en un sentiment mêlé de joie et de tristesse. Cela s’appelait la grâce, le charme au temps d’Apelle, non dans le sens de ce qui fait le prix d’une toile du Corrége, mais bien plutôt pour exprimer ce quelque chose d’inexprimable, je le répète, qui caractérise la Joconde du Vinci, la sonate en ut dièze mineur, l’air de Sarastro dans la Flûte enchantée, le duo du quatrième acte des Huguenots, celui du quatrième acte de l’Africaine, et vous force à vous écrier : « Regardez, écoutez, cela est divin ! » Quiconque n’a point en soi le don d’être ému de la sorte pourra discourir d’un chef-d’œuvre, en apprécier les côtés techniques ; mais le chef-d’œuvre en tant que manifestation de l’idéal, du beau, restera éternellement pour lui lettre close. Les âmes artistes possèdent seules cette faculté de sentir, privilège que rien ne remplace, ni les fortes combinaisons de l’entendement, ni l’ingéniosité poétique. L’esprit de Dieu souffle où il veut. Que cette idée nous fasse prendre en patience la période où nous vivons, et consolons-nous en pensant que le beau, en tant que manifestation absolue, ne saurait être ni avoir été le monopole de tel ou tel siècle. Cherchons ce qui est vrai dans l’heure présente, et non ce qui adviendra de l’heure qui va suivre. La question est de savoir ce qui musicalement est beau au moment où je parle, et non de m’occuper des éventualités d’une résultante sur laquelle l’avenir prononcera. On ne fait pas la philosophie de l’histoire avant l’histoire.


F. DE LAGENEVAIS.