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échapper à l’heure même où il livrait d’Egmont et Horn au duc d’Albe. Il retint Montigny, l’amusa, puis l’enferma tout à coup dans la tour de Ségovie. Le sort du prisonnier était décidé ; il ne s’agissait que de trouver le moyen de le faire disparaître. Quelques-uns des conseillers du roi penchaient pour un poison lent ; Philippe trouva le moyen le plus expéditif en décidant que Montigny serait exécuté en secret, et qu’on dirait qu’il était mort de la fièvre. Et tout se passa ainsi effectivement. Le roi mit à combiner ce plan une minutieuse habileté, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, pour continuer cette comédie sinistre, Philippe fit faire de riches funérailles à Montigny ; il fit habiller de deuil ses serviteurs ; il fit attester par des témoins sa mort naturelle. Voilà cependant ce qui arrive. Un homme portant une couronne met tout son génie à combiner un meurtre, il réussit pour le moment à tromper tout le monde, il a jeté un mensonge dans l’histoire ; mais trois siècles s’écoulent, et la vérité sanglante s’échappe de la poussière des archives. Philippe écrivait trop : il écrivit au duc d’Albe, son complice, tout ce qui s’était passé, et la mort obscure du malheureux Montigny reste en définitive un assassinat de main royale, un épisode de la grande tragédie des Pays-Bas. Le duc d’Albe ne faisait pas mieux, mais il se cachait moins, et il ne mettait pas un masque aux morts.

Il y a dans la politique et dans l’histoire un préjugé choquant qui attache une idée de légitimité et de conservation à tout pouvoir faisant acte de force, qui lie au contraire une idée de révolution, c’est-à-dire presque toujours une idée défavorable, à toute résistance populaire, comme si l’idée même du droit ne dominait pas toutes les luttes humaines. Quand on veut ruiner une cause, on l’appelle révolutionnaire, et tout est dit. Le préjugé devient plus criant encore dans les luttes qui se compliquent de questions nationales. Les vrais révolutionnaires dans la guerre des Pays-Bas, ce sont ces deux hommes d’ordre, ces deux étranges soldats de la volonté de Dieu, Philippe II et le duc d’Albe. Je ne parle pas seulement des procédés destructeurs et sanglans, du mépris de la vie humaine. C’était assurément, au fond, une révolution brutale et inique que d’attaquer à main armée toutes ces constitutions, ces chartes, ces privilèges, qui faisaient la force et la prospérité des provinces, qui étaient pour elles une organisation légale enracinée dans les mœurs, consacrée par la tradition ; c’était l’œuvre violente d’un absolutisme perturbateur de prétendre assimiler ces libres et florissantes contrées à des provinces purement espagnoles, gouvernées par des lois espagnoles, par l’esprit espagnol. Au point de vue même du droit public européen, Philippe II était un vrai révolu-