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de l’envoyé du roi, sans se douter qu’il faisait la moitié du chemin à la rencontre de la mort qui venait vers lui. Guillaume d’Orange partit pour l’Allemagne, allant attendre les événemens qui se préparaient. Ce n’était pas trop tôt. Pendant que Guillaume franchissait la frontière, tandis que Marguerite de Parme, de son côté, blessée de son brusque remplacement, se débattait en lettres amères avec son frère, tandis que le pays tout entier attendait frémissant et désolé, le bruit des bandes espagnoles accourant d’Italie se laissait déjà entendre à travers les gorges des Alpes. L’armée d’invasion arrivait en bataille, conduite par son chef, et c’est ainsi que naissait cette dictature du duc d’Albe, expression préméditée et éclatante d’une politique résolue à tout, capable de tout, excepté d’avoir raison d’une passion d’indépendance nationale unie à une passion religieuse.


II

C’était, à vrai dire, toute une conquête à refaire, et cette conquête était la fatalité de toute une situation. Lorsque le duc d’Albe mit le pied sur le sol des Pays-Bas, à Thionville, vers le milieu d’août 1567, il conduisait avec lui dix mille hommes des plus vieilles bandes espagnoles, des vieux tercios de Lombardie, de Sardaigne, de Sicile et de Naples, ce que Brantôme appelle une « gentille et gaillarde armée, » formée de soldats aux armures étincelantes, « équipés de tous points comme des capitaines, » accoutumés à se battre, durcis par la discipline, gonflés de la grandeur de leur pays, et brûlant de se jeter sur la riche proie qu’on leur livrait. Deux mille femmes suivaient ces bandes redoutables. L’armée était faite pour le chef qui la conduisait ; chef et armée étaient faits pour la politique dont ils étaient les exécuteurs.

Fernand Alvarez de Tolède, duc d’Albe, avait soixante ans et passait pour un des premiers hommes de guerre de l’Europe. Depuis l’âge de seize ans, il vivait dans les camps ; il s’était formé au feu des batailles de Charles-Quint. Il s’était battu contre les Turcs, battu en Espagne, battu en Italie, battu en Allemagne, partout, excepté en Afrique. C’est lui qui, à la bataille de Mühlberg contre les confédérés protestans de Smalcalde, avait si rapidement et si heureusement conduit le passage de l’Elbe qu’il avait surpris l’électeur de Saxe, Jean-Frédéric, au milieu de ses dévotions, et que l’on avait cru à un miracle renouvelé de Josué, pour lui laisser le temps de vaincre. Comme plus tard le roi de France Henri II l’interrogeait sur ce qui en était du miracle de Mühlberg, il répondit fièrement : « Sire, j’étais trop occupé ce soir-là de ce qui