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l’opposition, avec le peuple qui avait le tort de ne pas vouloir se laisser brûler, et tandis que Philippe, impatient d’action, lui écrivait : « Il n’est plus temps de temporiser, il nous faut châtier avec la plus grande rigueur ; ce n’est que par la terreur que nous viendrons à bout de ces misérables, et encore ne sommes-nous pas sûrs de toujours réussir ; » tandis que le roi parlait ainsi, le cardinal, lui, temporisait et enveloppait la terreur de subtilités : il avait presque la prétention étrange de la faire accepter comme un bienfait, il avait toute sorte de curieux expédiens pour colorer les édits d’un reflet de la popularité survivante de Charles-Quint, pour faire passer l’inquisition en évitant de l’appeler l’inquisition espagnole, puisque c’était le nom redouté et honni. Le vrai caractère de ce gouvernement, c’est d’avoir été une tentative pour amortir ce grand feu naissant des Pays-Bas dans une compression doucereusement violente, en représentant ce mouvement contagieux tantôt comme un déchaînement de démagogues et de révolutionnaires, tantôt comme l’œuvre de quelques nobles ruinés et turbulens qui voulaient refaire leur fortune aux dépens de l’église, et relever leur pouvoir aux dépens de la couronne et du peuple. Cet habile cardinal, que la fortune jetait dans les Pays-Bas pour cacher sous sa robe rouge une pensée de conquête, savait déjà de son temps comment on accable un peuple en l’appelant démagogue, comment on fait la guerre à une noblesse patriote qui défend les droits du pays en l’accusant d’être une oligarchie impérieuse et agitatrice.

L’habileté n’est pas tout dans les affaires humaines. Granvelle se trompait. Il avait accepté avec une imperturbable légèreté la plus rude, la plus ingrate, la plus impossible des missions, celle de réduire par un mélange de duplicité et de violence une société qu’il sentait grandir sous sa main, que la persécution désespérait sans l’abattre, que la ruse irritait sans la tromper. Il ne voyait pas que cette agitation, avec laquelle il jouait, tirait sa puissance, non de la turbulence de quelques nobles, ou du fanatisme de quelques briseurs d’images, ou d’un instinct démocratique suscité par la réforme, mais de la force des choses, de ce frémissement qui courait dans tout le pays. Il ne remarquait pas que tout se tenait par un lien indissoluble dans la résistance comme dans la compression, et que c’était cette politique acharnée à la destruction de l’indépendance morale, religieuse, politique des Pays-Bas, qui scellait l’alliance de la noblesse et du peuple, des sceptiques et des croyans, des instincts nationaux et de la foi religieuse nouvelle, qui faisait en un mot d’une agitation décousue un mouvement universel et irrésistible. Personnellement Granvelle périt à l’œuvre : il tomba sous le ridicule et sous le poids de sa propre impuissance, abandonné du