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leur cahute enfumée, à leur campagne désolée, aux âpres montagnes brûlées, aux lacs noirâtres, à la lourde chaleur de l’été fiévreux, aux songes sourds, inquiétans, qui s’enchevêtrent dans le cerveau des pâtres pendant les heures solitaires, ou lorsque la nuit avec son cortège de formes lugubres s’appesantit sur la plaine ! Un ciel rougi comme celui d’hier, au bout de cette plaine livide et dans les mornes fumées du soir, fait frissonner. L’implacable soleil du midi, dans une fondrière de roches ou devant la pourriture d’un marécage, donne le vertige. On sait par les anciens Romains quelle prise, parmi ces eaux stagnantes, ces solfatares éparses, ces montagnes cassées, ces lacs métalliques, la superstition trouvait dans l’homme, et les paysans que voici n’ont pas l’esprit plus assaini, plus cultivé, plus rassis que les soldats de Papirius.

Tout le monde sort et attend le pape, qui doit paraître sur le grand balcon de Saint-Pierre et donner la bénédiction. La pluie redouble, et à perte de vue sur la place, dans les rues, sur les terrasses, la multitude s’entasse et fourmille, cavalerie, infanterie, voitures, piétons sous leur parapluie, paysans ruisselans sous leur peau de bique, lis s’accroupissent par familles, et regardent, mangeant des lupins ; ce qui les stupéfie le plus, ce sont les uniformes et le long défilé des troupes françaises. Leurs enfans, en peaux de moutons, juchés sur les piliers, semblent des poulains farouches.

Le balcon reste vide, le pape n’a pu achever, il est trop malade. La foule se disperse dans la pluie et dans la boue. Décidément, comme disent les gens du peuple, le pape est jettatore ; nous avons ce mauvais temps parce qu’il a pu accomplir une moitié de la cérémonie.

Voici, après quatorze siècles, le finale de la pompe romaine, car c’est bien l’ancien empire romain qui aujourd’hui vit ici et se continue. Il s’est enfoncé en terre sous le coup de masse des barbares ; mais, avec le rajeunissement universel des choses, il a reparu sous une forme nouvelle, spirituel et non plus temporel. Toute l’histoire de l’Italie tient dans ce mot en raccourci : elle est restée trop latine, Les Hérules, les Ostrogoths, les Lombards, les Francs, ne se sont point assis ou n’ont pas assez dominé chez elle ; elle n’a point été germanisée comme le reste de l’Europe ; elle s’est retrouvée au Xe siècle à peu près telle que trois cents ans avant Jésus-Christ, municipale et non féodale, étrangère à cette fidélité du vassal et à cet honneur du soldat qui ont fait les grands états et les paisibles sociétés modernes, livrée comme les cités antiques aux haines mutuelles, aux violences intestines, aux séditions républicaines, aux tyrannies locales, au droit de la force, et par suite au règne de la violence privée, à l’oubli de l’esprit militaire, à la pratique de l’assassinat.