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l’entrée, adossée contre la montagne, un portique revêtu de colonnes et de statues dégorge à flots l’eau qui lui arrive d’en haut sur un escalier de cascades ; c’est le palais de campagne italien, disposé pour un grand seigneur d’esprit classique, qui sent la nature d’après les paysages de Poussin et de Claude Lorrain. Les salles de l’intérieur ont des peintures à fresque, les neuf muses autour d’Apollon, les cyclopes et Vulcain à leur forge, plusieurs plafonds du cavalier d’Arpin, Eve et Adam, Goliath et David, une Judith du Dominiquin, belle et simple. Impossible de considérer les hommes de ce temps-là comme de la même espèce que nous. C’étaient des paysans froqués ou défroqués, des hommes d’action, bons pour les coups de main, voluptueux et superstitieux, la tête pleine d’images corporelles, qui entrevoyaient comme en rêve, aux heures vides, le corps de leur maîtresse ou le torse d’un saint, ayant entendu conter quelques histoires de la Bible ou de Tite-Live, lisant parfois l’Arioste, sans critique ni délicatesse, exempts des millions d’idées nuancées dont notre littérature et notre éducation nous remplissent. Dans l’histoire de David et de Goliath, toutes les nuances pour eux consistaient dans les divers mouvemens du bras et les diverses attitudes du corps. L’invention du cavalier d’Arpin se réduit ici à forcer ce mouvement, qui devient furieux, et cette attitude, qui devient tordue. Ce qui intéresse un moderne dans une tête, l’expression d’un sentiment rare et profond, la distinction, les marques de la finesse et de la supériorité natives, n’apparaissent jamais chez eux, sauf chez ce chercheur précoce, ce penseur raffiné et dégoûté, ce génie universel et féminin, Léonard de Vinci. La Judith du Dominiquin est ici une belle paysanne saine et simple, bien peinte et bien membrée. Si vous cherchez les sentimens compliquées, exaltés, d’une femme vertueuse qui par patriotisme et piété vient de se faire courtisane et assassin, et qui rentre les mains rouges, sentant peut-être sous sa ceinture l’enfant de l’homme qu’elle vient d’égorger, cherchez ailleurs, lisez le drame d’Hebbel, la Cenci de Shelley, proposez le sujet à l’inspiration d’un Delacroix ou d’un Ary Scheffer.

Je me suis confirmé cette nuit dans cette idée par la lecture de Vasari. Voyez par exemple les vies des deux Zucchero entre tant d’autres semblables. Ce sont des ouvriers élevés dès l’âge de dix ans dans l’atelier, qui fabriquent le plus possible, cherchent des commandes, et répètent partout les mêmes sujets bibliques ou mythologiques, les travaux d’Hercule ou la création de l’homme. Ils n’ont pas l’esprit encombré de dissertations et de théories, comme nous l’avons depuis Diderot et Goethe. Quand on leur parle d’Hercule ou du Père éternel, ils imaginent un grand corps avec beaucoup de muscles, nu ou drapé dans un manteau brun ou bleu.