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une certaine couleur ; les lois de la réfraction mentale l’exigent ainsi, et ne sont pas moins puissantes que celles de la réfraction physique. J’ai vu un effet semblable, ces jours derniers, au Capitole : il s’agit de l’histoire telle qu’elle devient, lorsqu’elle a été élaborée, déformée et grossie, en traversant les cerveaux populaires. Deux soldats français regardaient une Judith qui vient de tuer Holopherne ; le premier dit à l’autre : « Tu vois bien cette femme-là ? Et bien ! c’est une nommée Charlotte Corday, et l’autre c’est Marat, un homme qui l’entretenait, et qu’elle a assassiné dans sa baignoire ; faut dire que toutes ces femmes entretenues sont des canailles. »

La campagne, 25 mars.

Aujourd’hui course à pied à Frascati ; le ciel est nuageux, mais le soleil perce par places la lourde coupole de nuages.

À mesure que l’on s’élève vers les hauteurs dévastées de Tusculum la perspective devient plus grande et plus triste. L’immense campagne romaine s’étend et s’étale ainsi qu’une lande stérile. Vers l’orient, se hérissent des montagnes âpres où pèsent les nuées orageuses ; à l’ouest, on démêle Ostie et la mer indistincte, sorte de bande vaporeuse, blanchâtre comme la fumée d’une chaudière. À cette distance et de cette hauteur, les monticules qui bossellent la plaine s’effacent à demi ; ils ressemblent aux faibles et longues ondulations d’un océan morne. Point de cultures ; la couleur blafarde des champs abandonnés prolonge à perte de vue ses teintes effacées et ternes. Les grands nuages la tachent de leur ombre, et toutes ces bandes violacées, noirâtres, raient les fonds roux, comme dans un vieux manteau de pâtre.

Hardiesse et franc parler, énergie sans gaîté de mon jeune guide. Il a dix-neuf ans, sait cinq ou six mots de français, ne travaille pas, vit de son métier de cicérone, c’est-à-dire de quelques pauls attrapés par raccroc. Rient d’agréable, d’aimable ou de respectueux dans ses panières ; il est plutôt sombre et âpre, et donne ses explications avec la gravité d’un sauvage. Cependant, en qualité d’étrangers, nous sommes pour lui des seigneurs riches. On me dit que ces gens sont naturellement fiers, hautains même, disposés à l’égalité. À Rome, au bout de trois jours au café, un garçon entendant un étranger hasarder se premières phrases italiennes le toise, le juge, et dit tout haut en sa présence : « Cela va bien, il fait des progrès. »

On laisse à gauche la villa Mandragone, énorme ruine panachée d’herbes flottantes et de petits arbustes. À droite, la villa Aldobrandini ouvre ses avenues de platanes colossaux et de charmilles taillées, ses architectures d’escaliers, de balustres et de terrasses. À