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allait de banc en banc, contenant de la main la couvée remuante et répétant toujours le même mot : il diavolo. « Prenez garde au diable, mes chers enfans, le diable qui est si méchant, le diable qui veut dévorer vos âmes, etc. » Dans quinze ans, dans vingt ans, le mot leur reviendra, et avec le mot l’image, la gueule horrible, les griffes aiguës, la flamme brûlante, et le reste. — Un habitué de l’église d’Aracœli raconte que pendant tout le carême les sermons ont uniquement roulé sur le jeûne et les mets défendus ou permis : le prédicateur gesticule et marche sur un échafaud, décrivant l’enfer, puis tout aussitôt les diverses façons d’accommoder le macaroni et la morue, façons très nombreuses et qui rendent inexcusables les gourmands qui font gras. — Ces jours-ci, sur le Corso, un charcutier avait arrangé ses jambons en forme de sépulcre ; au-dessus s’étageaient des lumières et des guirlandes, et l’on voyait dans l’intérieur un bocal où nageaient des poissons rouges. — Le principe est qu’il faut parler aux sens. L’Italien n’est pas accessible, comme l’Allemand ou l’Anglais, aux idées nues ; involontairement il les incorpore dans une forme palpable ; le vague et l’abstrait lui échappent ou lui répugnent, la structure de son esprit impose à ses conceptions des contours arrêtés, un relief solide, et cette invasion incessante des images précises qui jadis a fait sa peinture fait aujourd’hui sa religion.

Il faut se maintenir dans ce point de vue, qui est celui des naturalistes : toute mauvaise humeur s’en va, l’esprit se pacifie, on ne voit plus autour de soi que des effets et des causes ; les choses expliquées perdent leur laideur, du moins on cesse d’y songer en contemplant les forces productrices, qui d’elles-mêmes, comme toutes les forces naturelles, sont innocentes, quoiqu’on puisse les employer au mal ou les tourner au bien. Même les injures et les violences intéressent : on éprouve la curiosité d’un physicien qui, ayant observé l’électricité, comprend l’orage, et oublie son jardin grêlé en vérifiant l’exactitude des lois qui l’empêchent d’avoir des fruits à son dessert. Tous les trois jours au moins, je lisais dans les journaux des déclamations tonnantes contre deux écrivains célèbres de notre temps, — l’un si brillant, si aimable, si vif, si français, l’autre si large, si délicat, si fécond en idées générales, si expert et si raffiné dans l’art de sentir et d’indiquer les nuances, si heureusement doué et si bien muni que la philosophie et l’érudition, les hautes conceptions d’ensemble et la minutieuse philologie littérale n’ont, pas de secrets pour lui, — bref l’auteur de la Question romaine et l’auteur de la Vie de Jésus. Tous les trois jours, on les appelait scélérats ; j’ai lu un article intitulé Renan e il diavolo, où l’on prouvait que les ressemblances entre les deux personnages sont nombreuses. Rien de plus naturel : en passant par certains esprits, les choses prennent