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d’une bizarrerie monotone, et l’on cherche longtemps en soi-même à quelles formes connues ces formes étranges peuvent se rapporter. On n’en a point vu de semblables, la nature n’en produit pas ; quelque chose est venu se surajouter à la nature pour enchevêtrer ce pêle-mêle et brouiller ces éboulemens. Mollasses ou effondrés, ces contours sont ceux d’une œuvre humaine affaissée, puis dissoute, par l’attaque incessante du temps. On se figure d’anciennes cités écroulées et ensuite recouvertes par la terre, de gigantesques cimetières effacés par degrés, puis enfouis sous la verdure. On sent qu’une grande population a vécu là, qu’elle a retourné et manié le sol, qu’elle l’a peuplé de ses bâtisses et de ses cultures, qu’aujourd’hui il n’en subsiste plus rien, que ses vestiges eux-mêmes ont disparu, que l’herbe et le sol ont fait par-dessus eux une nouvelle couche, et l’on éprouve le sentiment d’angoisse vague que l’on aurait au bord d’une mer profonde, si par un jour clair, à travers, l’abîme des eaux immobiles, on démêlait comme en un songe la forme indistincte de quelque énorme cité descendue sous les flots.

Deux ou trois fois on arrive sur une hauteur ; de là, quand on contemple le cercle immense de l’horizon tout entier peuplé par ces entassemens de collines et ce pêle-mêle de creux funéraires, on sent tomber sur son cœur un découragement sans espérance. C’est un cirque, un cirque au lendemain des grands jeux, muet et devenu sépulcre : une ligne âpre de montagnes violacées, une solide barrière de rocs lointains lui servent de muraille ; la décoration, les marbres ont péri ; il ne reste de lui que cette enceinte et le sol formé de débris humains. Là s’est déployée pendant des siècles la plus sanglante et la plus pompeuse des tragédies humaines ; toutes les nations, Gaulois, Espagnols, Latins, Africains, Germains, Asiatiques, ont fourni leurs recrues et leurs jonchées de gladiateurs ; les cadavres des innombrables morts, aujourd’hui confondus, oubliés, font de l’herbe. Quelques paysans passent, le fusil en bandoulière, à cheval, chaussés de fortes guêtres ; des bergers dans leur peau de mouton rêvent, l’œil brillant et vide. Nous arrivons à Porta-Prima ; des enfans déguenillés, une petite fille en loques, la poitrine nue jusqu’à l’estomac, se cramponnent à la voiture pour avoir l’aumône.

Nous allons voir à Porta-Prima les nouvelles fouilles ; c’est la maison de Livie ; on y a découvert, il y a six mois, une statue d’Auguste : tout cela est enseveli. Quels entassemens de terre à Rome ! Dernièrement, dit-on, sous une église on en a retrouvé une autre, et sous celle-là une autre, probablement du IIIe siècle. La première s’était effondrée dans quelque invasion de barbares ; quand les habitans revinrent, les débris faisaient un tas solide ; sur les fûts des colonnes, ils ont posé les fondemens de la seconde église. La, même chose est arrivée à la seconde, et on a bâti pareillement la troisième.