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la crédulité des passagers en leur racontant, comme des faits réels, les fables les plus incroyables des poètes. Ils affirmaient que le chant des sirènes et l’aboiement des chiens de Scylla se faisaient toujours entendre la nuit dans leurs parages, et plus d’un étranger, tenté par ces mensonges, consentait à séjourner parmi eux ; les Scylléens avertissaient encore les voyageurs en route pour l’Orient qu’ils avaient à choisir entre deux directions, suivant le motif de leur voyage : la première tendait vers les colonnes de Protée et l’Égypte ; c’était le chemin des exilés, des fugitifs, de ceux en un mot qui avaient quelque chose à démêler avec leur conscience ; la seconde allait droit sur la Palestine par Joppé, c’était celle des gens tranquilles avec eux-mêmes et avec les autres. Ces contes dont s’amusaient les passagers n’offrirent aucun intérêt à Paula, dont la route était marquée d’avance et qui voulait gagner Antioche en passant par l’île de Chypre, où l’évêque Épiphane l’attendait. Cependant le calme le plus contrariant semblait s’acharner à la poursuivre. Quand elle entra dans les eaux de l’Adriatique, le vent tomba tout à fait, la mer devint plane comme la surface d’un étang ; et le navire était menacé de rester en panne, lorsqu’à force de bras il atteignit l’escale de Modon.

Irisée par cette longue et fastidieuse traversée, Paula prit quelques jours de repos, puis son navire alla reconnaître le cap Malée, longea les rochers de l’île de Cythère, et, laissant à sa gauche Rhodes et la côte lointaine de Lycie, entra dans le port de Salamine. Épiphane accourut pour la recevoir, heureux de lui rendre un peu de cette magnifique hospitalité qu’il avait reçue d’elle à Rome. Paula salua le vieil évêque en se prosternant à ses pieds, suivant un usage oriental qui commençait à prévaloir en Occident. Épiphane, ainsi que nous l’avons dit dans notre précédent récit, était un grand promoteur de la vie cénobitique, et l’île de Chypre s’était couverte de monastères fondés ou protégés par lui. Il fallut qu’Eustochium et Paula, par devoir d’hospitalité, les visitassent l’un après l’autre. Les nobles Romaines d’ailleurs étaient curieuses de voir fonctionner en réalité ces établissemens monastiques dont Rome ne leur avait offert que l’ombre et pour ainsi dire la fiction : elles laissèrent partout où Épiphane les conduisit des marques de leur abondante charité. Dix jours se passèrent ainsi en courses pieuses et en conversations sur l’état religieux de l’Orient, dont Épiphane était l’interprète à la fois le plus intéressant et le plus authentique, puis les voyageuses reprirent la mer. Après une courte navigation, elles allèrent toucher à Séleucie, qui était le port maritime d’Antioche. Un service de bateaux partait de cette ville pour l’embouchure de l’Oronte, qui ne portait pas de gros navires en toute sai-