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Lorsque celui-ci en a reconnu la position, il se met en faction tout auprès, son harpon à la main, et, quelque intense que soit le froid, attend, s’il le faut, des journées et des nuits entières jusqu’à ce que la pauvre bête vienne s’offrir à ses coups. Le plus triste est que les malheureux Esquimaux se condamnent à ces veilles prolongées en plein air au moment même où ils sont torturés par la faim et lorsqu’ils n’ont plus aucune nourriture chez eux, lorsqu’ils n’ont plus même d’huile pour alimenter leur lampe et se réchauffer au retour d’une longue absence ; mais aussi, lorsque le chasseur rentre chez lui en rapportant un phoque qui peut peser une centaine de kilogrammes, la joie et le contentement entrent dans sa maison. Il assemble toute sa famille et tous ses voisins pour partager avec eux son butin et rendre aux chasseurs malheureux l’aide qu’il en a reçue quelques jours auparavant. On ouvre la bête en mettant à part la peau, qui servira pour les vêtemens, et la graisse, qui alimentera la lampe. Le sang est recueilli avec soin pour arroser le festin. On découpe ensuite le foie, qui est partagé entre les convives et mangé cru, avec accompagnement de petites tranches de graisse en guise d’assaisonnement ; puis on distribue la chair de l’animal, qui est également dévorée séance tenante, sans que personne songe à la faire cuire. Le repas continue pendant des heures entières, et chacun se dédommage d’un jeûne prolongé en consommant une quantité de nourriture dont l’estomac d’un homme civilisé s’effraierait avec raison. La lampe brille alors dans chaque hutte, et la petite colonie est à l’abri du besoin pour le moment. On ne saurait se figurer quelle imprévoyance les Esquimaux, montrent en pareille occasion. Loin de mettre quelques provisions en réserve pour les jours suivans, ils vivent joyeusement sur le produit de la chasse du jour sans songer au lendemain. Le chef de famille, au lieu d’assurer l’existence de ses enfans en ménageant une partie de son butin jusqu’à ce qu’il ait rapporté un autre phoque, partage généreusement ce qu’il possède avec tous les individus qui sont campés au même lieu que lui.

Les excursions sur la glace à la recherche des phoques présentent souvent de sérieux dangers. Il arrive parfois qu’une tempête survient, la glace se brise, et le chasseur est entraîné à la dérive en pleine mer. Il n’est pas d’hiver où un événement de ce genre ne se produise. Pendant l’hiver de 1859, quinze Esquimaux qui étaient partis ensemble furent ainsi séparés du rivage sur un glaçon flottant. Ils se construisirent une hutte de neige sur cette île improvisée ; cependant le froid était tellement vif que la plupart de leurs chiens périrent, et les deux qui survécurent durent être sacrifiés pour servir de nourriture à leurs maîtres. Pendant trente jours, les