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tendait la mort quand le 9 thermidor vint rouvrir les prisons pour tout le monde, excepté pour elle. Le nom de Lafayette était devenu le plus odieux de tous aux républicains terroristes, qui regardaient comme un traître l’homme qui avait refusé de s’engager avec eux dans la voie du crime. De nouveau transférée en diverses maisons d’arrêt et enfermée avec les montagnards, elle ne fut rendue à la liberté que le 2 février 1795. A peine libre, elle avait recherché, comme une faveur suprême, une autre captivité. Son mari était alors incarcéré, par ordre de l’Autriche, dans la citadelle d’Ollmütz. Elle se rendit à Vienne et n’obtint que très difficilement de l’empereur le droit de s’enfermer dans la même prison, que son époux. En apercevant les tours de la forteresse, elle récita le cantique de Tobie : « Seigneur, vous châtiez et vous sauvez ; vous conduisez au tombeau et vous en ramenez. Rendez grâces au Seigneur, enfans d’Israël, et louez-le devant les nations. » Depuis dix-huit mois, le général de Lafayette était tenu au secret. Depuis dix-huit mois, il ignorait absolument si sa femme et ses filles existaient encore. Il savait vaguement qu’il y avait eu une terreur, mais il ne connaissait le nom d’aucune des victimes. Qu’on juge de son étonnement, de sa joie, quand, sans préparation aucune, il vit entrer dans sa prison sa femme et ses deux filles. « Je ne sais pas, écrivait Mme de Lafayette la veille de cette réunion tant désirée, je ne sais pas comment on supporte ce que nous allons éprouver. » Cependant la santé de la captive volontaire ne tarda pas à s’altérer de la manière la plus grave. Elle demanda la permission d’aller passer quelques jours à Vienne pour y consulter un médecin. Non-seulement elle essuya un refus, mais on lui déclara que, si elle quittait un instant la prison de son mari, elle n’y rentrerait plus. Son choix ne pouvait être douteux. Elle resta.

Les portes d’Ollmütz ne s’ouvrirent que le 19 septembre 1797, par suite de l’exécution d’une clause spéciale du traité de Campo-Formio. Le 10 octobre, les prisonniers arrivaient à Witmold, où ils retrouvaient Mme de Montagu. Les idées de M. de Lafayette n’avaient en rien changé. Calme, impassible, sans rancune contre les personnes ou les partis, il parlait de la révolution comme il aurait parlé de l’antiquité grecque ou romaine. La terreur à ses yeux n’était qu’un accident, et il pensait que l’histoire des naufrages ne doit pas décourager les bons marins. Cet homme aux convictions inébranlables avait supporté tour à tour avec la même philosophie la richesse et la pauvreté, la faveur et la haine populaire. Enthousiaste incorruptible, comme l’appellent les mémoires du marquis de Bouille, ayant dans ses idées cette confiance aveugle, irrésistible, que les uns traitent d’entêtement, les autres d’héroïsme, aussi calme en sortant de la citadelle d’Ollmütz qu’en y entrant, aussi courageux devant les jacobins que devant les potentats, homme d’action doctrinaire et révolutionnaire, grand seigneur apportant dans les camps de la démocratie quelque chose de l’orgueil du rang et de la naissance, M. de Lafayette avait vu sans trouble, sans émotion, s’écrouler l’édifice social. Rien n’avait pu le guérir de ses