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a sacrifié sans regret cette beauté, cette jeunesse et cette espérance. Sans doute elle s’est trompée, car l’homicide n’est pas permis, même contre les plus féroces contempteurs de l’humanité. On a eu raison de le dire : « Personne n’a le droit de se mettre seul, soit comme vengeur de la liberté, soit comme redresseur du destin, à la place de tout un peuple, presque à la place de l’histoire. Un coup de poignard est une usurpation. » Le meurtre de Marat, ce meurtre que Charlotte Corday dans sa prison avait appelé « la préparation de la paix, » n’eut d’autre résultat que de faire redoubler les cruautés des terroristes ; mais si la froide raison condamne Charlotte, assurément le cœur l’absout. Elle trouvait dans la Bible et plus encore dans les souvenirs de l’antiquité païenne, dent elle s’était nourrie, une justification si éclatante, elle écouta si religieusement le cri de sa conscience, elle fut si simple, si modeste, si courageuse devant la mort, que l’on comprend l’enthousiasme d’Adam Lux la glorifiant en face même des bourreaux et payant de sa tête l’audacieux héroïsme de ce tribut d’admiration.

Dans un ouvrage qui a près de cinq cents pages, M. Chéron de Villiers, complétant les informations déjà données dans la Revue[1] par M. Casimir Perier, vient de retracer les moindres détails de la vie et de la mort de cette femme extraordinaire. Ce livre est une biographie qui n’a peut-être qu’un défaut, c’est d’être trop circonstanciée, trop complète. Cependant, s’il est vrai de dire qu’un pareil système de récit est à l’histoire ce que la photographie est à la grande peinture, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il attache le lecteur par un incontestable prestige de vie et de réalité. Quoi de plus curieux que d’étudier tout ce qui montre comment la résolution de l’héroïne se grava dans le fond de son cœur, tout ce qui fait comprendre par quelle succession d’idées et de sentimens cette jeune fille qui n’était jamais venue à Paris, qui vivait ignorée dans le recueillement d’une modeste retraite, sans autre société que celle d’une parente sexagénaire, fit preuve comme par miracle d’une si intrépide énergie ?

Marie-Anne-Charlotte de Corday d’Armont était née le 27 juillet 1768 à Saint-Saturnin des Ligneries, près d’Argentan. Sa famille appartenait à la plus ancienne noblesse normande et tirait son nom de la terre de Corday, située dans la commune de Boussay, non loin de Saint-Saturnin des Ligneries. Autrefois riche et puissante, elle était déchue de sa splendeur ; au moment de la naissance de Charlotte, ses parens occupaient une maisonnette couverte en chaume, comme les petites fermes normandes, avec une cour, quelques arbres, un puits, et pour clôture un mur couvert de lierre. Son père était si pauvre qu’il dut consentir à se séparer de plusieurs de ses enfans pour les confier à des parens généreux qui voulurent bien se charger gratuitement de leur éducation. Charlotte est envoyée à Vicques auprès de son oncle, l’abbé de Corday, curé de ce village. Elle passe plusieurs années dans le presbytère, qui existe encore sur le bord du chemin de Jort à Mor-

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1862.