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du corps, car pourquoi l’âme, c’est-à-dire l’ensemble des plus hautes facultés morales et intellectuelles, n’aurait-elle pas la première place au lieu de la seconde dans le plan d’un développement progressif[1] ? »

Dans le plus beau peut-être de ses dialogues, Platon, après avoir mis dans la bouche de Socrate une admirable démonstration de l’âme et de la vie future, fait parler un adversaire qui demande à Socrate si l’âme ne serait pas semblable à l’harmonie d’une lyre, plus belle, plus grande, plus divine que la lyre elle-même, et qui cependant n’est rien en dehors de la lyre, se brise et s’évanouit avec elle. Ainsi pensent ceux pour qui l’âme n’est que la résultante des actions cérébrales ; mais qui ne voit qu’une lyre ne tire pas d’elle-même et par sa propre vertu les accens qui nous enchantent, — et que tout instrument suppose un musicien ? Pour nous, l’âme est ce musicien, et le cerveau est l’instrument qu’elle fait vibrer. Je sais que Broussais s’est beaucoup moqué de cette hypothèse d’un petit musicien caché au fond d’un cerveau ; mais n’est-il pas plus étrange et plus plaisant de supposer un instrument qui tout seul et spontanément exécuterait, bien plus, composerait des symphonies magnifiques ? Sans prendre à la lettre cette hypothèse, qui n’est après tout qu’une comparaison, nous pouvons nous en servir comme d’un moyen commode de représenter les phénomènes observés.

Et d’abord nous voyons parfaitement bien que, quel que soit le génie d’un musicien, s’il n’a aucun instrument à sa disposition, pas même la voix humaine, il ne pourra nous donner aucun témoignage de son génie ; ce génie même n’aurait jamais pu naître ou se développer. Nous voyons par là comment une âme qui se trouverait liée au corps d’un monstre acéphale ne pourrait par aucun moyen manifester ses puissances innées, ni même en avoir conscience : cette âme serait donc comme si elle n’était pas. Nous voyons de plus qu’un excellent musicien qui aurait un trop mauvais instrument à sa disposition ne pourrait donner qu’une idée très imparfaite de son talent. Il n’est pas moins clair que deux musiciens qui, à mérite égal, auraient à se faire entendre sur deux instrumens inégaux paraîtraient être l’un à l’autre dans le rapport de leurs instrumens. Ainsi deux âmes qui auraient intrinsèquement et en puissance la même aptitude à penser seront cependant diversifiées par la différence du cerveau. Enfin un excellent musicien ayant un excellent instrument atteindra au plus haut degré de l’exécution musicale. En un mot, s’il n’y avait pas d’autres faits que ceux que

  1. Lyell, Ancienneté de l’homme, ch. XXIV, trad. franc., p. 523.