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il y a bien loin de ces unions, si facilement rompues par le divorce qu’on les a appelées un adultère légal, à la gravité du mariage chrétien. Il faut cependant remarquer qu’à l’époque de Cicéron, malgré tous ces désordres et tous ces abus, le mariage était en somme plus près de ressembler à ce qu’il est chez nous qu’au temps où la famille était plus pure et le divorce inconnu. L’importance des femmes s’était fort accrue dans la maison. Par l’usage, sinon par la loi, elles étaient devenues les égales des hommes, et ce progrès dont on fait honneur au christianisme, parce qu’il en a proclamé la légitimité, était en fait presque accompli avant lui. Les malins récits de Cicéron nous montrent que dans beaucoup de ménages c’est la femme qui commande. Le bon Sulpitius se laisse tout à fait mener par la sienne ; Brutus confie à Porcia ses desseins les plus secrets, et il l’admet, avec sa mère et sa sœur, dans ces délibérations où le sort de son pays et le sien se discutent. Dès ce moment, les femmes sont mêlées à presque toutes les intrigues qui troublent la république, et nous approchons du temps où Livie partagera presque avec Auguste le pouvoir souverain.

Il ne faut rien exagérer cependant, et les lettres mêmes de Cicéron nous réfuteraient, si nous prétendions que la famille avait alors l’importance qu’elle a prise plus tard. On est généralement fort scandalisé de la façon dont il apprend à son meilleur ami, Atticus, les événemens les plus graves de sa vie intérieure. Dans une lettre où il lui demande de lui acheter des statues pour ses maisons de campagne, il ajoute incidemment : « Mon père est mort le 24 novembre. » Il ne met pas plus de cérémonie à lui annoncer la naissance de son fils. « Sachez, lui dit-il, que ma famille s’est augmentée d’un garçon et que Terentia se porte bien. » C’est à peu près la formule par laquelle nous communiquons aux indifférens les événemens de cette nature. Tullia, qu’il aimait tant, n’est pas plus favorisée quand elle se marie. Il se contente d’écrire à Atticus : « J’ai fiancé ma petite Tullia à C. Pison, fils de Lucius. » Comment expliquer la sécheresse de ces formules ? Doit-on en accuser, comme on l’a fait, l’insensibilité de son cœur ? Toute sa vie proteste contre ce reproche. Nous savons qu’il aimait beaucoup son fils et qu’il adorait sa fille ; mais il faut reconnaître que la famille tenait moins de place dans la vie d’un Romain que dans la nôtre. D’ordinaire on ne songeait pas à ennuyer le public des détails de son ménage, et c’est à peine si l’on en causait avec quelques amis. L’affection pouvait et devait être aussi grande entre les pères et les enfans ; mais ces sentimens, si vifs, si sincères qu’on les suppose, étaient au second rang dans l’âme. Les affaires politiques passaient avant tout le reste, et la vie intérieure disparaissait dans le bruit que faisait la vie publique. Tout est bien changé depuis ce moment.