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histoires légères et l’habitude de les raconter sans embarras. Les choses ne l’effrayaient pas, les mots encore moins. Elle nomme tout par son nom. Elle parle la langue même de Molière dans ce qu’elle a de plus vif et de plus hardi. La liberté de ces propos, que le chevalier de Perrin avait soigneusement affaiblie, et que les nouveaux éditeurs ont bien fait de rétablir, est aussi éloignée que possible du langage artificiel et convenu des précieuses. Quelques personnes même trouveront peut-être que le naturel et la vérité s’y laissent trop surprendre. En tout cas, il n’y a rien là qui ressemble à cette fadeur dont ne peuvent pas toujours se défendre les gens qui fréquentent trop les salons. Mme de Sévigné, qui y passait sa vie, a eu la bonne fortune d’en prendre les qualités sans en avoir les défauts. Aussi, quand je veux imaginer une sorte d’idéal de la vie du monde où la politesse ne dégénère pas en banalité, où l’originalité des caractères se conserve sous l’élégance uniforme des manières, où l’habitude de vivre avec les autres ne détruit pas celle de penser pour soi, je ne vais pas exhumer, comme l’a fait un grand écrivain, la société du grand Cyrus ; je songe à Mme de Sévigné et aux amis qui l’entouraient. Je les réunis dans quelqu’un des lieux où ils se voyaient d’ordinaire, par exemple dans ce jardin a si riant et si parfumé » de Mme de La Fayette, et je les laisse causer ensemble. Les entretiens de ces personnes d’esprit, parmi lesquelles se trouvaient bien des gens sérieux, comme Corbinelli et La Rochefoucauld, sont quelquefois aussi graves que ceux que Cicéron imagine dans ses dialogues. On y touche aux questions les plus délicates de la vie comme dans le traité des Devoirs, on y parle de la mort comme dans les Tusculanes. On va même plus loin que la mort, et l’on pénètre résolument jusqu’à ces terres inconnues où Cicéron ose à peine s’aventurer, et qu’il ne fait guère qu’entrevoir dans le Songe de Scipion. De quelque sujet qu’on parle cependant, la présence des femmes introduit quelque chose de plus libre, de plus vif, de plus piquant que lorsque les hommes seuls ont la parole, et j’avoue que ces conversations, à la fois si sérieuses et si agréables, dont les lettres de Mme de Sévigné me donnent l’idée, ne me laissent regretter ni celles de Crassus avec Antoine à Tusculum, ni celles de Cicéron avec Atticus dans la petite île du Fibrène et sous le chêne de Marius.

Après avoir vu ce qu’était la vie du monde au temps de Cicéron et de Mme de Sévigné, on voudrait pénétrer plus avant et chercher, à l’aide de ces deux correspondances, ce qu’était alors la vie de famille ; mais il faut se tenir ici aux grandes lignes. Une comparaison complète serait infinie et mènerait trop loin. Ce qui frappe le plus au premier abord, ce sont les différences. Certes ces deux sociétés ne comprenaient pas la vie de famille de la même façon, et