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sur des coussins d’étoffe transparente et remplis de roses de Malte, ou Vatinius s’élançant pour parler, « les yeux saillans, le cou enflé, les muscles tendus, » ou les témoins gaulois qui parcourent le Forum avec un air de triomphe et la tête haute, ou les témoins grecs qui bavardent sans fin et « gesticulent des épaules, » tous ces personnages enfin, qu’on n’oublie plus quand on les a une fois rencontrés chez lui, sa puissante et mobile imagination se les figure avant de les peindre. Il possède merveilleusement la faculté de se faire le spectateur de ce qu’il raconte. Les choses le frappent, les personnes l’attirent ou le repoussent avec une incroyable vivacité, et il se met tout entier dans les peintures qu’il en fait. Aussi quelle passion dans ses récits ! quels emportemens furieux dans ses attaques ! quelle ivresse de joie quand il décrit quelque mauvais succès de ses ennemis ! Comme on sent qu’il en est pénétré et inondé, qu’il en jouit, qu’il s’en délecte et s’en repaît selon ses énergiques expressions : his ego rébus pascor, his delector, his perfruor ! C’est à peu près dans les mêmes termes que s’exprime Saint-Simon, ivre de haine et de bonheur, dans la fameuse scène du lit de justice, quand il voit le duc du Maine abattu et les bâtards découronnés. « Moi cependant, dit-il, je me mourais de joie ; j’en étais à craindre la défaillance. Mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre… Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. » Saint-Simon a souhaité ardemment le pouvoir, et deux fois il a cru le tenir ; « mais les eaux, ainsi qu’à Tantale, se sont retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu’il croyait y toucher. » Je ne pense pas cependant qu’on doive le plaindre. Il aurait mal rempli la place de Colbert et de Louvois, et ses qualités mêmes lui auraient peut-être été nuisibles. Passionné, irritable, il ressent vivement les plus légères atteintes et s’emporte à tout propos. Les moindres événemens l’animent, et l’on sent, quand il les raconte, qu’il y met toute son âme. Cette vivacité d’impression, échauffant tous ses récits, a fait de lui un peintre incomparable ; mais comme elle aurait sans cesse troublé son jugement, elle en eût fait un médiocre politique. L’exemple de Cicéron le montre bien.

Il est donc vrai de dire qu’on trouve les mêmes qualités dans les discours de Cicéron que dans ses lettres ; seulement dans ses lettres elles se montrent mieux, parce qu’il y est plus libre et s’abandonne plus franchement à sa nature. Quand il écrit à quelqu’un de ses amis, il ne réfléchit pas aussi longtemps que lorsqu’il doit parler au peuple ; c’est sa première impression qu’il lui donne, et il la donne vive et passionnée, comme elle naît chez lui. Il ne prend pas le temps de se déguiser, et se montre tel qu’il est. Aussi son frère lui disait-il un jour : « Je vous ai vu tout entier dans votre lettre. »