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donne à son gendre et à sa fille pour mieux gouverner leur fortune délabrée. Perrin les avait exclus de son édition. N’est-ce pas cependant ce qui nous fait le mieux connaître sa ferme raison, son esprit pratique et sensé, cette profonde connaissance qu’elle avait du réel de la vie ? De même tous ces malins récits, ces propos légers qu’on savait prudemment atténués ou omis n’achèvent-ils pas de dessiner pour nous cette nature franche et emportée ? Quand on l’entend parler si librement, y a-t-il quelque moyen de la confondre, comme on l’a fait, avec ces Arthénice ou ces Philaminte qui voulaient retrancher des mots les syllabes déshonnêtes ? Les nouveaux éditeurs ont eu grand soin de nous donner tous les passages supprimés par Perrin, quand ils ont pu les retrouver. Pour le reste, ils ont effacé les innombrables retouches qu’on avait faites à cette langue qu’on trouvait vieillie ; ils ont rétabli ces négligences et ces hasards d’expression qui sont la marque d’un commerce familier, et qu’on avait remplacés par une fade élégance ; ils nous ont enfin rendu dans toute sa pureté, avec les locutions de son temps et les témérités heureuses de son génie, le style naturel et dérangé de cette femme du monde qui, comme elle disait, laissait librement courir sa plume et lui mettait la bride sur le cou.

C’est cette Sévigné, plus vraie et plus vivante, dont je veux rapprocher les lettres de celles de Cicéron. Nous ne sommes pas les premiers qui songeons à faire cette comparaison. On la faisait déjà de son temps et autour d’elle. Le savant Corbinelli écrivait à un de ses amis « que l’orateur romain serait jaloux de la conformité qu’elle avait avec lui pour le genre êpistolaire. » Je suppose que cette opinion de Gorbinelli aurait rendu Mme de Sévigné très confuse, si elle l’avait connue. Elle savait sans doute qu’elle avait bien de l’esprit. C’est une chose que d’ordinaire on n’ignore pas, et d’ailleurs ses meilleurs amis prenaient soin de le lui dire. « Vos lettres sont charmantes, lui écrivait-on, et vous êtes comme vos lettres. » On la mettait même quelquefois sans façon à côté de Balzac et de Voiture, ce qui la faisait beaucoup rougir ; mais certainement elle n’aurait jamais pensé qu’à propos de ces billets qu’elle écrivait si facilement, et sans se donner la peine de prendre un style, « ce qui est un cothurne pour elle, » on irait jusqu’à prononcer le grand nom de Cicéron. Cependant il est certain que Corbinelli n’avait pas tort ; ces deux correspondances ont bien des rapports entre elles : elles se ressemblent d’abord par leur mérite littéraire et le genre d’esprit qu’elles supposent, ensuite parce qu’elles nous font connaître à fond la société dans laquelle les deux auteurs ont vécu. À ce double point de vue, je crois qu’il est utile et curieux de les comparer. Seulement ce n’est pas une comparaison méthodique et régulière que je prétends faire. Outre qu’elle pourrait nous conduire trop loin, il me