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insoumises que l’heure suprême était arrivée. Nous savions qu’elles avaient toutes juré de se défendre, que chacune eût cru manquer à l’honneur, si elle n’avait pas eu sa journée de poudre. Eh bien ! qu’elles eussent donc leur journée ! Nous étions prêts ; jamais l’armée d’Afrique n’avait réuni une force aussi imposante, plus aguerrie, surtout plus jalouse de combattre, car les fatigues glorieuses des jours de bataille ne comptent pas comme fatigues pour le soldat ; les privations et les souffrances qui les précédent ou qui les suivent, voilà les tristesses de la guerre, et celles-là, l’armée de Kabylie ne les a pas connues[1].

Tant que nos soldats ne travaillèrent qu’à la route, les Kabyles crurent que nous préparions le chemin de notre retraite ; mais lorsqu’ils virent sortir de terre les murs de Fort-Napoléon, grandir et s’achever en quatre mois le relief du fantôme blanc qui, suivant leur expression naïve, répète chaque jour à la montagne : Souviens-toi ! ils comprirent la situation, — témoin ce vieillard des Aït-Iraten qui, regardant les murailles naissantes et fermant les yeux, se prit à dire : « Quand on meurt, les yeux se ferment ; moi, je ferme les miens, parce que nous sommes morts pour toujours. » — C’est bien aussi le sentiment qui respire dans leurs chansons d’alors, leurs chansons, seuls monumens, on le sait, qui gardent quelque trace de leurs impressions, de leurs pensées et même de leur histoire :


« O mes yeux, pleurez, pleurez des larmes de sang ! s’écrie un poète des Aït-Douela[2]. Les Français, en s’abattant sur les Aït-Iraten, étaient plus nombreux que les étourneaux. Ils s’avancent, le canon mugit ; les saints ont disparu d’au milieu de nous… Que de richesses perdues ! L’huile coule comme des rivières… Voilà le chrétien arrivé à l’Arba[3] ; il commence à y bâtir ; les pleurs conviennent à tous les yeux !… Les Aït-Menguellet sont des hommes vaillans ; ils sont connus depuis longtemps pour les maîtres de la guerre… Ils se précipitent à Icheriden ; ce jour-là, l’ennemi tombe comme des branches d’arbres que l’on coupe… Gloire à ces enfans des braves ! Mais, hélas ! le chrétien nous a piles comme des glands… Si l’islam refuse de faire la guerre sainte, autant vaut nous associer à la religion des chrétiens !… Malheureux Aït-Ienni, gens à la poudre meurtrière ! les Français sont entrés chez vous comme dans un troupeau de

  1. Pendant toute la campagne, le soldat eut ses vivres assurés comme en garnison. Les blessés et les malades, transportés sur des litières dans la vallée du Sebaou, y trouvaient pour les recevoir des voitures qui, en quelques heures, les portaient à l’hôpital de Tizi-Ouzou.
  2. Tribu voisine et à l’ouest des Aït-Iraten.
  3. Arba ou Souk-el-Arba est le nom de l’emplacement où s’élève Fort-Napoléon.