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Américains prononcent Prairie-du-Chêne, — et Dubuque ; au nord, dans le fertile Minnesota, on arrive à Saint-Paul, la capitale de l’état, et aux chutes de Saint-Antoine, qui reçurent en 1680 leur nom du père Hennepin. L’extrémité du Lac-Supérieur qui se rapproche des sources du Mississipi s’appelle encore Fond-du-Lac ; mais ce nom menace déjà de dégénérer en Fondulac. Bien que La Crosse soit depuis longtemps marquée sur les cartes, elle n’a, comme ville, que dix ans environ d’existence, et compte pourtant 10,000 habitans. Le flot de l’émigration se répand depuis plusieurs années avec une grande rapidité vers les terres fertiles du Haut-Mississipi. Saint-Paul a déjà 9,000 habitans, huit églises, plusieurs hôtels, trois imprimeries, des écoles et un capitole. La Crosse, malgré ses boutiques neuves alignées sur la berge du fleuve, ses magasins, son élévateur, dont la masse domine la gare du chemin de fer, a encore un aspect de misère et d’abandon. Les vaches errent en liberté sur les sables, où on commence à tracer des rues quadrangulaires. On se sent bien loin de la civilisation. Dans la salle basse de l’auberge, autour du poêle de fer rougi, se tiennent des groupes taciturnes et presque farouches. On peut observer ces figures d’aventuriers si communes dans toute la vallée du Mississipi ; les barbes sont rudes et incultes, les vêtemens grossiers, les chapeaux mous s’enfoncent sur des yeux sombres, qui semblent suivre dans le vide quelque image sinistre. C’est à La Crosse que j’aperçus pour la première fois de véritables Indiens : quatre hommes drapés dans de longues couvertures de laine rouge, une femme enveloppée d’un manteau gris et un enfant demi-nu se tenaient au bord du fleuve autour d’un grand feu de bois. Les hommes étaient tête nue ; leur chevelure noire, épaisse, pareille à des paquets de crin en désordre, flottait librement au vent et couvrait presque leurs sombres visages. À côté d’eux, des avirons et des rames gisaient à terre ; de temps en temps, ils jetaient dans le feu quelques morceaux de bois, et le groupe frileux s’enveloppait d’un nuage plus noir et plus agité. À quelque distance, des bateaux à vapeur élevaient leurs blancs étages superposés au-dessus du miroir du fleuve. J’avais tout ensemble devant moi les anciens maîtres du Mississipi et ses maîtres actuels. La fumée du feu allumé par les Indiens montait dans le ciel à côté des fumées vomies par ces machines puissantes qui conduisent aujourd’hui le voyageur depuis l’embouchure du Mississipi jusqu’aux abords du Lac-Supérieur. Toute l’histoire de l’Amérique n’était-elle pas écrite dans ce tableau ?


AUGUSTE LAUGEL.