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Mais la civilisation peut arracher au désert sa vaine parure ; elle ne rend jamais ce qu’elle a pris, et quelques années lui suffisent pour jeter les fondemens d’un empire.

Ces pensées me revinrent souvent à l’esprit pendant le voyage que je fis de Chicago au Haut-Mississipi. Parmi les lignes ferrées qui rayonnent du lac Michigan vers le grand fleuve, je choisis celle qui va le plus au nord et qui traverse l’Illinois septentrional et l’état entier du Wisconsin. Dans cette dernière province, on traverse encore presque partout la solitude, rarement on aperçoit des maisons ; beaucoup de champs n’ont pas encore de clôtures, et les tiges jaunies du maïs se mêlent à leurs confins aux tiges pressées des verges d’or ou aux herbes dures des marécages. Au milieu du désert se montrent à de longs intervalles le clocher et les toits de quelque village naissant, entouré de ses vergers. À Portage-City, on entre dans une région très boisée, où le sol devient sableux ; dans les vallées, les sables, durcis comme du grès, forment des murailles semblables à celles de tours ou de forteresses en ruine. Cette contrée stérile est couverte de bois de chênes et d’érables, auxquels çà et là se mêlent quelques pins. Le train s’arrête un instant à une station nommée Kilbourn-City : je regarde de tous côtés pour voir la ville, mais je n’aperçois qu’une masure en bois, devant laquelle erre un cochon solitaire. À Sparte, un enfant à cheval vient prendre le paquet de journaux que lui jette le conducteur du train, et se sauve au grand galop vers le petit village qui, au milieu de ces bois sauvages, a reçu le nom de la fière cité du Péloponèse. Quelques lignes bleuâtres indiquent bientôt les falaises qui bordent le Mississipi ; le chemin de fer quitte les plateaux boisés du Wisconsin et descend graduellement à travers les jaunes coupures du sable, bordées de taillis épais, de lianes éparses, de fleurs sauvages, jusqu’à la large plaine d’alluvion où le fleuve suit ses paresseux méandres. Les saules et les joncs marquent les lignes des petits canaux qui circulent en tous sens. Des troupeaux de bœufs se tiennent immobiles et comme ensevelis au milieu des hautes herbes. Des champs de fleurs sauvages se balancent sous le vent léger. Voici enfin le fleuve avec ses bancs de sable, ses îles sans nombre aux rives rongées, couvertes d’ormes et d’érables. On aperçoit des deux côtés de la vallée comme de hautes falaises dont les promontoires fuient en retraite les uns derrière les autres et vont se perdre dans la brume de l’horizon.

La Grosse, tel est le nom de la station où s’arrête le chemin de fer. Sur tout le Haut-Mississipi, on pourrait se croire, si l’on ne regardait qu’aux noms, dans une province française. Au-dessous de La Crosse, on trouve sur le Mississipi, Prairie-du-Chien, — que les