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d’un feu sombre, au front soucieux, au cou mobile et allongé. L’esprit chez l’un, le corps chez l’autre, ne connaissent ni trêve ni repos : l’un crée la richesse, l’autre la fait circuler ; l’un travaille, l’autre s’ingénie à inventer sans cesse des instrumens de travail plus parfaits. Ils ne s’aiment guère, mais ils sont nécessaires l’un à l’autre. Le Yankee, à l’esprit délié, aventureux, toujours prêt à saisir l’occasion, aussi généreux qu’avide, amoureux d’idées générales, rhéteur politique et religieux, sociable et ambitieux, a trop de mépris pour la lenteur patiente et la taciturnité de l’Allemand. Il ne comprend pas ce rêveur qui préfère à tout les grands horizons des plaines solitaires, cette âme qui vit d’une vie tout intérieure, et pour qui l’indépendance est le plus beau prix du travail ; mais ces deux fortes races se complètent naturellement : l’une achève ce que l’autre commence, et de leur mariage sortira quelque jour, au moins dans l’ouest, une race nouvelle où les belles facultés mentales et physiques trouveront un meilleur équilibre.

En quittant Albany, on monte par une pente rapide le versant de la vallée de l’Hudson. Sur le grand et riche plateau qui le domine se succèdent les fermes et les taillis. Sur les champs qui se déroulent à perte de vue, les tiges jaunies du maïs sont liées en cônes alignés ; des vaches rousses errent dans les pâturages. Çà et là, le limon du plateau s’appauvrit, et, devenant trop sableux, ne porte plus que de petits pins blancs. On aperçoit de temps à autre les bateaux qui remontent lentement le canal Érié, longtemps parallèle au chemin de fer. Schenectady, situé sur ce canal, est un des plus anciens établissemens des Hollandais. En 1690, cette ville n’avait qu’une église et une soixantaine de maisons, et fut brûlée par un parti de Français et d’Indiens. Jusqu’en 1825, elle est restée l’entrepôt principal du commerce entre la vallée de l’Hudson et l’ouest. Le Mohawk, tributaire de l’Hudson, a des rapides au-dessous de ce point, et toutes les marchandises étaient autrefois transportées à Albany par une route ordinaire : aujourd’hui le canal qui unit le Mohawk au lac Érié et les chemins de fer ont réduit des neuf dixièmes les frais de transport. Les locomotives passent au-dessus du canal et de la rivière sur un pont qui a 330 mètres de longueur. À partir de Schenectady, on remonte la vallée du Mohawk. À Little-Fall, les eaux se précipitent entre des montagnes escarpées dont les roches ont les formes les plus hardies et semblent des forteresses démantelées. Le canal longe le chemin de fer au fond de la vallée étroite, et on le voit s’engouffrer dans une coupure de la montagne. De distance en distance, dès barrages arrêtent l’eau et fournissent la force hydraulique à des établissemens industriels. Plus loin, la vallée s’évase, se couvre de gras pâturages où errent des troupeaux. À Francfort