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forêt qui s’étend vers le nord-est, la masse du Ktaadn reste comme une tache bleuâtre visible sur l’horizon. De ce côté, la civilisation n’a encore imprimé que peu de traces. Il n’est pas besoin d’aller au-delà du Mississipi pour voir la forêt vierge et l’Indien : à quelques lieues seulement de Gorham ou de Bangor, vous les retrouverez. Sous ce sombre manteau de forêts qui s’étend en plis majestueux, sur ce sol humide et spongieux où des générations végétales sans nombre ont laissé leurs dépouilles, vivent encore, comme il y a plusieurs siècles, l’ours, le loup, le lynx, le caribou, le gauche et gigantesque mouse, qui, tenant sa vaste ramure abaissée en arrière, se fraie avec la poitrine un chemin à travers les branches. Avec eux vit aussi l’homme primitif qu’ont connu les premiers émigrans.

Au-delà des derniers villages, on trouve encore un asile et au lit grossier chez les bûcherons en quête des plus beaux pins ; plus loin, on ne s’aventure qu’avec un guide indien, on n’a plus d’autre lit que les branches de l’arbor vitæ étendues sur la mousse, on n’entend d’autres bruits dans l’effrayante solitude que les cris inconnus des animaux qui s’appellent ou le retentissement soudain causé par la chute d’un arbre séculaire, note solennelle qui seule marque la fuite du temps. Voilà bien l’Amérique telle que la virent les premiers voyageurs. La civilisation n’a occupé à ces latitudes que les côtes, des vallées ; elle a glissé autour d’immenses provinces montagneuses, comme l’eau tourne autour des rochers. Les mâts des vaisseaux américains, qui traversent toutes les mers, les planches les maisons de la Nouvelle-Angleterre, entre lesquelles s’abritent tant d’ambitions, de calculs, de passions, viennent de régions où l’Indien chasse en paix comme ses aïeux. La géographie d’une parie du Maine est encore presque aussi incertaine que celle des Montagnes-Rocheuses. Les géologues de l’état de New-York prennent des guides indiens pour explorer les Monts-Akirondak.

Sur le sommet du Mont-Washington, formé d’une petite plaine rocheuse, on a bâti une maison à un étage qui porte le nom le Tip-Top home ; elle est entourée de blocs de gneiss et protège ainsi contre le vent furieux qui souffle presque sans relâche à cette hauteur. Les rafales sont si violentes au haut de la montagne, que pour leur donner moins de prise, notre cocher crut prudent d’enlever les toiles qui recouvraient le char-à-banc, car il est arrivé que des voitures ont été enlevées et jetées par dessus les mors de pierres amoncelées qui bordent la route. L’ascension avait duré cinq heures, la descente ne fut pas beaucoup plus rapide ; la voiture redescendit avec des cahots affreux les rudes pentes où elle s’était traînée le matin. De temps à autre, les masses rampantes du brouillard étaient chassées plus haut et laissaient les regards plonger dans