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sur le théâtre de la guerre. Dans les grands états qui s’étendent à des latitudes plus élevées, on ne voit qu’une démocratie paisible et livrée à tous les travaux de la paix. Son étonnante prospérité, sa résolution, sa confiance, son entrain presque joyeux, étonnent l’observateur. Pour apercevoir les blessures causées par la guerre civile, il faut sortir du bruyant théâtre de la vie publique, s’asseoir à ces foyers où gémissent les femmes, les sœurs, les mères, et là même la douleur ne connaît point le découragement. Plus grands ont été les sacrifices, plus fière elle demeure : elle se nourrit de larmes silencieuses et de glorieux souvenirs. Les confidences que j’en ai reçues sont de celles que l’on doit garder pour soi, comme une marque d’amitié en même temps que comme un enseignement ; ma tâche n’est que celle d’un narrateur occupé à étudier la vie générale d’un peuple au milieu d’une grande crise sociale et politique.


I

Boston a été appelée quelquefois la « ville aux trois collines. » Comme elle, une grande partie de la Nouvelle-Angleterre est formée de mamelons doucement arrondis. Quand cette terre n’avait pas de nom, un rabot puissant y a enlevé toutes les aspérités ; des stylets irrésistibles, passant sur les dures syénites, sur les granités cristallins, sur les vertes diorites, sur les poudingues remplis de noyaux arrondis, y ont dessiné un réseau de sillons droits et de stries. Est-ce, comme le croit Agassiz, un puissant glacier couvrant toute l’Amérique du Nord qui a laissé ces traces, qui a broyé les roches et modelé le terrain actuel ? Un violent déluge a-t-il roulé pêle-mêle tous les débris qui couvrent de leur rude manteau les couches siluriennes de la Nouvelle-Angleterre ? Sont-ce seulement des montagnes de glace venues du pôle qui ont déposé ici leur cargaison de blocs erratiques, comme elles la laissent tomber aujourd’hui sur les bancs de Terre-Neuve ? Voilà les questions que je m’adressais en traversant, à la fin du mois de septembre dernier, les tranchées du chemin de fer qui conduit de Boston à Portland dans le Maine, et qui au-delà se dirige vers le Canada, en passant au pied des Montagnes-Blanches, que j’allais visiter. Peu de personnes autour de moi s’occupaient du paysage : hommes et femmes lisaient les journaux du matin ; des soldats convalescens ou en congé, enveloppés de leurs manteaux bleus, continuaient à demi-voix les conversations des camps. Quelques Anglais seulement, en route pour le Canada, regardaient passer, avec un air de curiosité lassée, les collines arrondies couronnées de petits cèdres, les bouquets d’ormes, d’érables et de chênes, les-petites maisons de bois propres et coquettes, entourées d’arbres et de vergers, les