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haine. « J’ai confié ma vengeance à trois ou quatre cent mille Hommes ! » Il n’a plus de goût pour la poésie, il écrit l’histoire de Russie pour l’impératrice Elisabeth. « Comment voulez-vous que je résiste à la fille de Pierre le Grand ?… Il importe de connaître un pays qui venge la maison d’Autriche. » Si Frédéric lui écrit encore, il se moque de ses lettres ; il les communique au duc de Richelieu, au comte de Choiseul ; il s’en sert pour le perdre. La détresse du héros ne l’émeut pas. « Le roi de Prusse vient de m’écrire une lettre très touchante ; mais j’ai toujours l’aventure de Mme Denis sur le cœur. Si je me portais bien, j’irais faire un tour à Francfort dans l’occasion[1]. » Ainsi, à travers les émotions de la guerre qui tient le monde en suspens, ce souvenir ne le quitte pas ! Comment s’étonner que, mêlant ses griefs aux griefs de l’Europe, il finisse par résumer toutes ses colères dans un mot plein de menaces, et que le chef couronné de l’esprit nouveau s’appelle désormais pour lui « l’ennemi public ? »

Mais, dira-t-on, malgré tant de paroles amères, le roi et le poète se sont réconciliés. La correspondance interrompue a repris son cours. Brisé en 1753, le fil se renoue en 1757 et va se dérouler pendant plus de vingt ans encore. Voltaire a beau rire d’abord des confidences du roi et des bons tours qu’il lui joue, peu à peu, cette duplicité lui répugne, les griefs s’effacent, le ton s’apaise, l’amitié semble renaître… Oui, l’amitié de Frédéric et de Voltaire, pure affaire de théâtre ! Il ne suffit pas de dire, à la vue de ces orages, que l’amitié n’est possible qu’entre égaux et que les familiarités de Voltaire, malgré tous les prestiges de son esprit, l’exposaient à d’insolentes représailles ; il ne suffit pas de rappeler le précepte de Montaigne qu’il faut marcher en telles amitiés la bride à la main, avec prudence et précaution, ni le mot si net, si digne, si français de Rivarol, à propos de ses rapports avec les puissans du monde : « je les tiens à distance par le respect. » Non, la question est plus sérieuse ; il y a autre chose ici que les imprudences d’un bel esprit devenu le camarade d’un roi, il y a une profanation de l’amitié. L’amitié veut des âmes saines, car si l’amitié est une victoire perpétuelle sur l’égoïsme, l’amitié est une vertu, la fleur des vertus.de l’homme, a dit un poète de nos jours. Frédéric et Voltaire sont de rares esprits, ce ne sont pas les âmes où puisse s’épanouir cette fleur d’or. Quel spectacle que celui de ces deux hommes unissant leurs passions, les plus généreuses comme les plus funestes, et au fond se méprisant l’un l’autre ! Les écrivains allemands, aujourd’hui si durs pour Voltaire et qui font de Frédéric

  1. 12 septembre 1757.