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lui-même les torts secrets qui le réduisaient à l’impuissance. Quels cris aurait jetés le futur avocat de Calas, de Sirven, de Labarre, s’il avait osé porter cette cause devant l’opinion européenne ? Son grand tort, en cette affaire est de n’avoir pu traduire le roi de Prusse à la barre du droit commun sans s’attirer des répliques écrasantes. On les soupçonnait déjà, ces répliques, par la lettre de lord Maréchal à Mme Denis ; on les devine tout à fait dans la lettre de la margrave de Bayreuth au roi de Prusse son frère. En demandant grâce pour le prisonnier, la spirituelle margrave le flétrit dans les termes les plus durs, et c’est seulement après s’être radoucie qu’elle le traite de fou. Il est vrai qu’elle le place en fort bonne compagnie. « Son sort, dit-elle, est pareil à celui du Tasse et de Milton. Ils finirent leurs jours dans l’obscurité ; il pourrait bien finir de même… »

Est-ce à dire que Frédéric n’ait aucun reproche à se faire ? Non certes. Ma conclusion est tout autre. Quelque témoignage qu’on invoque, Voltaire, Collini ou Freytag, il est impossible de ne pas condamner Frédéric. La moindre de ses fautes en cette triste aventure, c’est son indifférence. Une affaire qui demandait les mains les plus délicates est confiée à des lourdauds, et il les laissé agir à tort et à travers sans plus s’inquiéter de ce qui se passé ; quel mépris du droit ! quelle insolence de despote ! Au moment où Freytag croit avoir déplu au roi par l’excès de son zèle, il lui donne naïvement cette excuse : « Je croyais l’affaire si grave, j’étais si résolu à me faire restituer tous les manuscrits de votre majesté, que, si Voltaire m’eût échappé, si je l’avais atteint, non à la barrière, mais en pleine campagne, et qu’il eût refusé de retourner à Francfort, je n’aurais pas hésité à lui casser la tête d’un coup de pistolet. » Voilà le danger que courait Frédéric avec de tels agens ; et il les laisse procéder à leur guise ! et il ne se réveille qu’à la dernière extrémité ! Une des choses les plus graves à mon avis dans les pièces que publie M. Varnhagen, ce sont les complimens que le grand factotum Fredersdorff adresse à Freytag au nom même du roi. Voici, par exemple, ce qu’il lui écrit le 14 juillet 1753 : « Vous avez agi en fidèle serviteur du roi, conformément à ses augustes ordres, ; personne ici, personne dans le monde entier ne sera dupe des mensonges et des calomnies de Voltaire. » Accorder un certificat de probité à Freytag quand Voltaire exaspéré l’accuse de n’avoir prolongé sa détention que pour le voler à loisir, je comprends cela ; mais signaler en lui un fidèle serviteur, un homme qui a bien compris et bien exécuté les ordres de son maître, en vérité c’est trop fort.

Le ressentiment de Voltaire fut implacable. Le pauvre Freytag a payé cher ses balourdises ; malgré les assurances de Fredersdorff,