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ne parvint à Francfort que dans les premiers jours de juin, les perquisitions étaient finies, et le sénateur Rücker avait pu donner au diplomate le précieux secours de son assistance. Il faut maintenant laisser la parole à Freytag, qui va raconter lui-même dans son rapport officiel la séance du 1er juin. La scène se passe à l’hôtel du Lion-d’Or.


« … Voltaire étant arrivé hier ici, je me suis présenté chez lui avec le sénateur Rücker et le lieutenant de Brettwitz, officier de recrutement. Après les politesses d’usage, je lui exposai les très gracieuses intentions de votre majesté. Il fut consterné, ferma les yeux et se renversa sur son fauteuil. Je ne lui avais encore parlé que des papiers. Après s’être recueilli un instant, il appela son ami Collini, que j’avais prié de se retirer, le fit venir dans sa chambre et m’ouvrit deux caisses, une grande valise, ainsi que deux portefeuilles. Il fit encore mille contestations de sa fidélité à votre majesté, puis se trouva mal de nouveau, et le fait est qu’il a l’air d’un squelette. Dans la première caisse, je trouvai le paquet ci-joint, enveloppé sous la marque A, que je donnai en dépôt à l’officier sans l’ouvrir. Le reste de la visite a duré de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi. Je n’ai trouvé qu’un poème, dont il a eu beaucoup de peine à se séparer, et que j’ai placé dans le paquet A. J’ai fait sceller ce paquet par le sénateur, et j’y ai apposé aussi mon cachet. Je lui demandai sur l’honneur s’il n’avait pas autre chose ; il affirma par serment quod non. Nous en vînmes alors au livre des œuvres de poésie ; il me dit que ce livre se trouvait dans une grande caisse de voyage, mais qu’il ignorait si cette caisse était à Leipzig ou à Hambourg. Là-dessus je lui déclarai que je ne pouvais le laisser partir de Francfort avant d’avoir examiné cette caisse. Aussitôt il me fit mille instances pour obtenir de continuer sa route : il avait besoin de prendre les bains, sans quoi sa mort était certaine. Voyant de graves inconvénient à ce que l’affaire fût portée devant le conseil de la ville, surtout parce qu’il se donne le titre de gentilhomme de la chambre à la cour de France, et que dans cette circonstance les magistrats feraient beaucoup de difficultés pour autoriser l’arrestation, j’ai fini par convenir avec lui qu’il resterait prisonnier sur parole dans la maison qu’il habite en ce moment jusqu’à l’arrivée du ballot de Leipzig ou de Hambourg, et qu’il me donnerait pour ma garantie deux paquets de ses papiers, tels qu’ils se trouvaient alors sur sa table, enveloppés et scellés de sa main. Le maître de l’hôtel est un certain M. Hoppe qui a un frère au service de votre majesté en qualité de lieutenant ; j’ai pris avec lui toutes les mesures nécessaires pour que le prisonnier ne puisse ni s’évader ni expédier ses bagages. L’idée m’était venue de le faire garder de près par quelques grenadiers ; mais le service militaire est organisé de telle sorte en cette ville que je compte plus sur la parole de Voltaire, confirmée par serment, que sur la surveillance des gardes. Comme il est réellement faible et dans un misérable état de santé, je lui ai donné le meilleur médecin de la ville ; j’ai mis aussi à sa disposition ma cave et ma maison tout entière. Là-dessus, je l’ai laissé passablement calme et consolé, après qu’il m’eut livré sa clé de chambellan avec la croix et le ruban de son ordre.