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de la vie, il était fort riche et faisait un noble usage de sa fortune… » Vanité ou non, il est manifeste du moins qu’il ne se cachait pas : ce ne sont pas les procédés d’un homme qui veut échapper à la police prussienne. Il allait donc ainsi à petites journées, commodément, prenant toutes ses aises, en grand seigneur et surtout en poète, en écrivain amoureux de son art. Il travaillait toujours ; il rimait des épîtres, il combinait des stances, il dictait des lettres ; Collini était plutôt las d’écrire que Voltaire de dicter. C’était une improvisation perpétuelle, une fête, un enchantement, et des gaîtés d’enfant mêlées à des malices de singe ! Il riait, de quel rire, on le sait, tour à tour joyeux ou cruel, innocent ou perfide ! il riait pour s’amuser lui-même, pour se tenir en joie, pour se donner la comédie. C’est ainsi qu’il avait voyagé de Berlin à Leipzig, de Leipzig à Gotha, de Gotha à Cassel ; c’est ainsi que de Cassel il se dirigeait vers Francfort, s’arrêtant quelques heures à Friedberg pour visiter les mines, sans se douter que précisément là, dans cette ville de Friedberg, un espion payé à un thaler par jour le guettait depuis six semaines, et venait de prendre sa course, impatient de signaler enfin son arrivée à M. le baron de Freytag. Le contraste est-il assez plaisant ? Ici une société secrète organisée pour déjouer les ruses de Voltaire et mettre la main sur lui malgré ses déguisemens, là Voltaire qui arrive en grand équipage, le front haut, reconnu et salué par tous de ville en ville ; ici un conciliabule de lourdauds, là un esprit de feu pétillant d’étincelles.

Voltaire est donc arrivé à Francfort-sur-le-Mein par la porte de Friedberg, dans la soirée du 31 mai 1753 ; il est descendu à l’hôtel du Lion-d’Or, il y a passé la nuit, et le lendemain matin il se dispose à repartir, quand apparaît solennellement M. le baron de Freytag, résident de sa majesté le roi de Prusse, « escorté, dit Collini, d’un officier recruteur et d’un bourgeois de mauvaise mine. » Ce bourgeois de mauvaise mine était un sénateur de Francfort, nommé Rücker, que M. Schmid avait désigné pour tenir sa place en cas d’absence. Une grande société de commerce, établie en vue des rapports de la Prusse avec l’Orient, avait tenu son assemblée générale à Emden le 28 mai, et M. Schmid n’avait pu se dispenser de s’y rendre. Cet incident même était devenu pour Freytag une nouvelle cause de perplexités bouffonnes. Il avait écrit au chambellan du roi pour lui exposer l’embarras où le plongeait le départ de M. Schmid et lui soumettre le choix du suppléant. « Non, non, point de suppléant ! avait répondu Fredersdorff. Pas de nouveau témoin ! M. Schmid, je l’espère, sera de retour avant l’arrivée de Voltaire ; sinon, vous procéderez seul. » Seul ! dans une affaire si grave ! quand il s’agissait sans doute de secrets d’état ! Heureusement pour le baron, cette réponse du chambellan, écrite le 29 mai,