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et soudain, récapitulant ses ordres, il recommandé de ne pas oublier le livre qui doit se trouver dans les caisses du voyageur. Quel livre ? Voltaire aura sans doute plus d’un livre parmi ses bagages. Freytag et Schmid, relisant vingt fois la dépêche, pèsent chaque mot dans la balance, interprètent le fond, interprètent la forme, et bientôt, de commentaire en commentaire, n’y voient plus que du feu. Le plus sûr est de s’adresser à Berlin. D’ailleurs ils ont besoin d’un supplément d’instructions pour un cas non prévu. Si les caisses du voyageur avaient déjà passé par Francfort, si on les avait expédiées directement à la frontière de France, que faire ? C’est le 21 avril que Freytag adresse ces questions au chambellan. « Dans le cas où les caisses auraient déjà traversé Francfort, répond M. de Fredersdorff en date du 29, Voltaire devra être retenu dans la ville jusqu’à ce qu’il les ait fait revenir et que vous ayez pu les fouiller tous les deux, vous et M. Schmid. Il faut que tous les manuscrits du roi soient rendus. Quant au livre dont la restitution est la chose principale, il porte ce titre : Œuvres de poésie. » Nouvel embarras des scrupuleux commissaires : est-ce un livre imprimé ou un livre manuscrit ? « Évidemment, se disent-ils, ce ne peut-être qu’un ouvrage manuscrit, le roi ne mettrait pas tant d’ardeur à réclamer un exemplaire d’un ouvrage déjà livré au public. » Et cette interprétation inexacte allait amener tout un imbroglio d’indignités et de sottises. En attendant, les commissaires triomphent. Un journal vient de leur apprendre que M. de Voltaire, retenu encore à Gotha, ne tardera pas à rentrer en France par Francfort et Strasbourg. Décidément les voilà maîtres du terrain, chacun est à son poste : que Voltaire change de nom tant qu’il voudra, on a l’œil sur lui ; qu’il vienne par Friedberg ou par Hanau, sa voiture sera signalée au relais de poste, comme le corsaire par la vigie attentive. Victoire ! Voltaire est pris.

Cette conspiration, ce plan d’attaque, ces machines de guerre, cette niaiserie consciencieuse et tumultueuse, ce fracas à propos d’une affaire qui voulait de la discrétion et de la mesure, en un mot ce dossier bizarre, publié le plus sérieusement du monde par M. Varrihagen, ne semble-t-il pas le comble du burlesque ? Eh bien ! les confidences de Collini, le secrétaire de Voltaire, ajoutent encore à la bouffonnerie du spectacle. Ces souvenirs de Collini, publiés en 1807 et fort oubliés aujourd’hui, acquièrent un intérêt nouveau depuis que M. Varnhagen nous a livré les pièces de l’aventure de Francfort. Grâce à Collini et au critique allemand, on peut comparer deux tableaux qui se font valoir l’un l’autre : ici le trouble, les craintes, les machinations des conspirateurs, là l’insouciance et la sécurité de l’homme qui pourra bientôt dire comme le Persan Rica :