Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/841

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

destinées à voir le jour ? On l’a nié, nous le savons ; il faudrait cependant aujourd’hui une certaine candeur pour se payer de telles excuses. L’auteur, dit-on, voulait brûler son manuscrit ; que ne l’a-t-il jeté au feu ? L’auteur, après l’affront subi à Francfort, l’âme aigrie, le cœur gros, avait épanché sa rancune dans ces pages sarcastiques, simple résumé de ses conversations, simple écho d’un ressentiment qu’il devait bien vite oublier. Pourquoi donc ce récit composé avec tant d’art ? pourquoi ce mélange d’éloges et d’outrages entrelacés avec une si perfide industrie ? pourquoi ces deux copies gardées si soigneusement ou si complaisamment divulguées ? En 1781, presque au lendemain de la mort de Voltaire, le marquis de Luchet, son ami, expose l’aventure de Francfort à peu près comme la raconteront les Mémoires. Les Mémoires eux-mêmes ne tardent pas à paraître dans l’édition de Kehl (1785-1789), et les éditeurs ont beau affirmer que cet écrit n’était pas destiné au public, ils ne regrettent pas de l’avoir produit au grand jour. Laissons là toutes ces comédies. Voltaire, en rédigeant les mémoires qui ont si fort irrité les défenseurs de Frédéric II, savait très bien ce qu’il faisait. Les accusations de l’auteur s’adressaient à la postérité, c’est à la postérité de les juger. Le texte est là, comique et cynique ; c’est à nous de voir ce que le besoin de vengeance a mêlé de calomnies odieuses aux bouffonneries rabelaisiennes. Pour accomplir cette tâche et débrouiller ce chaos, de nouveaux témoins sont nécessaires ; testis unus, testis nullus. Ici se place le second document de notre enquête, l’ouvrage posthume de Collini publié en 1807[1]. Collini, secrétaire de Voltaire à Berlin et son compagnon d’infortune à Francfort, avait raconté aussi ses souvenirs, et bien qu’il soutienne la même cause que son patron, c’est déjà un témoignage de plus qui modifie un peu l’aspect des choses. Voilà les mémoires secrets de l’irascible poète exposés à une sorte de contrôle. Or, sans parler des imputations flétrissantes lancées par le poète à l’adresse du roi et contre lesquelles proteste la vie entière de Frédéric le Grand, il était difficile de ne pas tenir pour suspectes certaines parties de l’aventure de Francfort, quand on voyait le récit de Collini s’écarter sensiblement de la narration du maître. À supposer même que Voltaire n’ait pas eu intérêt à déguiser la vérité, la colère, une juste colère, ne devait-elle pas troubler sa vue ?

L’affaire en était là depuis bien des années, les doutes se prolongeaient et se prolongeraient encore sans l’incident inattendu que nous voulons faire connaître à nos lecteurs. Un troisième témoin

  1. Mon séjour auprès de Voltaire et lettres inédites que m’écrivit cet homme célèbre jusqu’à la dernière année de sa vie, par Côme-Alexandre Collini, 1 vol. in-8o ; Paris 1807.