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sans doute, raconte que le roi, dans ses heures de colère contre le poète, lui retranchait sa ration de sucre et de chocolat, si bien que le poète, pour se venger, faisait main basse sur les bougies des antichambres et les enfermait dans ses malles. Quelle est la valeur de ces traditions populaires ? Macaulay a-t-il eu raison de les répéter ? Voilà bien des questions sans réponse. Ne dites pas que ce sont là des choses indignes de l’histoire littéraire ; à ces détails misérables, si on en retrouvait l’origine, viendraient se joindre infailliblement des révélations plus importantes.

En attendant que la critique allemande pousse de ce côté ses découvertes, nous avons jugé utile de recueillir et d’examiner de près certaines pièces publiées assez récemment sur l’arrestation de Voltaire à Francfort. Si le séjour de l’auteur du Mondain auprès de Frédéric II est un épisode décisif en cette turbulente carrière, l’aventure de Francfort a droit à une enquête spéciale, car elle est le dernier mot de cet épisode et le point de départ de toutes les fureurs du poète contre le roi. En vain leur vieille amitié parut-elle se renouer quelques années plus tard, en vain la réconciliation fut-elle scellée par une nouvelle correspondance où s’entre-croisent les paroles flatteuses : il n’est pas besoin d’y regarder bien avant pour voir que l’affection si sincère et si vive des premiers jours a disparu à jamais. Et que vais-je parler d’affection ? Leurs esprits seuls s’unissent encore ; il y a désormais entre ces deux cœurs un abîme de sentimens amers, haine d’un côté, défiance de l’autre. Lorsque Voltaire, dans la dernière période de sa vie, prodigue à Frédéric tant d’éblouissans hommages, c’est précisément l’époque où il trace de son ami un portrait tout différent, peinture intime, secrète, comme le Justinien de Procope, et destinée à déshonorer devant l’avenir celui qu’il a glorifié devant ses contemporains. D’autre part, lorsque Frédéric, après la mort de Voltaire, prononce son éloge funèbre à l’académie de Berlin, personne n’a besoin de lui apprendre que Voltaire était son ennemi implacable, que Voltaire l’avait poursuivi de ses ressentimens à l’heure du plus grand péril, que la haine de la tsarine Elisabeth, cette haine qui avait failli lui être si funeste pendant la guerre de sept ans, avait été entretenue par Voltaire. D’où venait donc cette ardeur obstinée de vengeance chez un esprit si mobile et au fond si humain ? Du scandale de Francfort.

Ce scandale, on ne le connaissait jusqu’ici que par les clameurs du poète et la relation de son secrétaire, le Florentin Collini. Je dis les clameurs du poète, vrai charivari en effet, cris de colère, cris de honte, dissimulés et rassemblés sous ce titre : Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. Ces pages étaient-elles