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passionnée, et de statistique haineuse ; pendant trente ans, ils ne se lassèrent pas de prêcher une doctrine qui finit par embraser les esprits teutons, par triompher même des scrupules de M. de Bismark, et la remarque a déjà été souvent produite, que le récent démembrement de la monarchie de Christian IX présentait, entre tant d’autres singularités, l’étrange spectacle d’une propagande littéraire aboutissant à une invasion armée. Ce qui a été moins remarqué à notre sentiment, c’est l’étrange manière dont le génie allemand s’est acquitté, dans tout ce différend, de sa dette de reconnaissance envers une dynastie étrangère jadis si tutélaire, si généreuse pour lui, et dont il avait si souvent célébré les bontés magnanimes.

Il y eut un temps où les docteurs et littérateurs de la Germanie furent loin d’avoir dans leur pays la considération et l’influence dont ils jouissent de nos jours ; ils étaient bien humbles au dix-huitième siècle, négligés et oubliés, et ils attendaient en vain un regard d’encouragement ou d’estime de leurs nombreux princes et souverains. Frédéric le Grand écrivait en 1780 son fameux libelle plein de mépris et de dédain pour sa langue nationale ; il demandait malicieusement à Mirabeau si le meilleur service à rendre aux lettres allemandes n’était pas de les ignorer ; il ne voulait reconnaître à ses compatriotes d’autres qualités que celles de savoir « manger, boire et batailler, » — et ni Marie-Thérèse, ni Joseph II, ni aucun des grands ou petits potentats du saint-empire d’alors ne songèrent à donner sur ce point de démenti au royal disciple de Voltaire. « Longtemps, lui disait le chantre de la Messiade dans des strophes demeurées célèbres, longtemps nous avons espéré que tu protégerais la muse allemande : les Gleim et les Ramler t’avaient imploré en sa faveur ; mais tu as répondu de manière à la faire rougir de honte ! Il est vrai que tu t’es chargé toi-même de nous venger de tes outrages ; tu as essayé de balbutier des sons dans une langue étrangère, et pour récompense on t’a répondu en ricanant que, malgré tout le lavage de tes Arouet, ton vers ne laissait pas de rester tudesque… » Combien différens par contre sont les accens du même Klopstock lorsqu’il parle des souverains du Danemark, de ce Frédéric V notamment qu’il aimait à placer en regard de son homonyme de Berlin ! Il opposait au conquérant ce prince « bien plus noble (der Edlere) qui, dans un temps de paganisme renouvelé, avait su demeurer chrétien, » et il lui faisait hommage de son poème du Messie. « C’est Frédéric le Danois, — lit-on dans la dédicace bien connue, — qui, devant tes pas, sème de fleurs les cimes où tu dois t’élever, ô ma muse ! » Il appelait ce prince l’honneur de l’humanité, il célébrait la nation Scandinave à l’égal