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de long se font respecter. Jamais il ne s’est trouvé d’armée conquérante qui, au lendemain de la victoire, se soit donné de gaîté de cœur le plaisir de charrier ou de dépecer de tels blocs. Il en faut dire autant des révolutions. Les révolutions ont rarement le temps de détruire les édifices ; on a durant ces mois de fièvre bien autre chose à faire. Les destructions qu’on met sur le compte de la révolution française en particulier ont eu lieu sous l’empire, ou même sous la restauration, quand l’industrie et la prospérité publique commencèrent à renaître.

Une seule cause, à vrai dire, détruit les monumens anciens : c’est le mouvement qui, après la ruine d’une civilisation, développe sur le même sol une autre civilisation exigeant de nouvelles constructions. Les pays où l’antiquité s’est le mieux conservée, par exemple le Hauran, la Pérée, Palmyre, la région de Lambèse en Algérie, sont les pays occupés par des tribus qui vivent sous la tente, en d’autres termes ceux où, depuis la ruine de la civilisation antique, on n’a point bâti. Ce qui a fait disparaître tant de belles églises romanes ou gothiques, c’est l’usine qui, dans les premières années de ce siècle, s’est établie dans le voisinage. Ce qui, à l’heure présente, fait abattre dans les villes de province tant de beaux remparts antiques, c’est le conseil municipal, qui veut ce qu’on appelle dans le jargon moderne « un boulevard. » En ce qui concerne l’Égypte, l’activité extraordinaire qui s’y est développée depuis Méhémet-Ali a plus détruit de monumens en un quart de siècle que les Perses, les Grecs, les Romains, les chrétiens, les musulmans réunis. Les sucreries, les usines à vapeur, les palais ont dévoré plus de dix temples. Un ingénieur conseilla la destruction de la grande pyramide à Méhémet-Ali ! Cela est triste à dire ; mais cette gigantesque construction, le miracle de la force humaine en ce monde, est plus sérieusement menacée qu’elle ne l’a jamais été. Qu’un moment l’Europe savante cesse de peser de son autorité morale pour la garde de tels trésors, et cette masse de belles pierres taillées sera exploitée comme une carrière pour la construction de digues, de ponts, de barrages ! L’œuvre de Chéops court aujourd’hui. les plus grands dangers qu’elle ait traversés depuis six mille ans.

Pour moi, j’estime au nombre de mes grandes jouissances d’avoir contemplé ce monde étrange, peu attrayant, si l’on veut, mais saisissant au plus haut degré, et d’avoir eu pour guide, en ce voyage chez les plus vieux d’entre les morts, celui qui a ouvert l’accès de leurs tombeaux.


ERNEST RENAN.