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des fûts de colonnes innombrables, et cela sans progrès, sans luttes d’écoles, sans arriver au parfait. Et pourquoi y arriver ? Le roi, le prêtre, de qui vient la commande, ne font pas la distinction de ce qui est passable ou exquis. Une grande partie de ces ouvrages ne sera jamais sérieusement regardée[1]. Rien ici d’analogue à ce merveilleux public grec, à cette agora d’Athènes où l’artiste trouvait ce qu’il lui faut pour l’encourager et le guider, l’admiration des uns, la raillerie des autres, l’émulation de ses rivaux, la rage de bien faire, un peuple possédé tout entier de la sainte fièvre du beau. Oui, la Grèce a inventé l’art comme elle a inventé la science. On sculptait, on bâtissait, on faisait de la géométrie pratique quatre mille ans avant elle. Seule néanmoins, elle a eu un Phidias, un Archimède ; seule, elle mérite d’être appelée la terre des nobles origines. Une exception doit être faite pour la religion. Notre religion vient de Jérusalem, non d’Athènes. Pour tout le reste, la Grèce a tracé le contour vrai de l’esprit humain, contour susceptible d’être indéfiniment élargi, mais parfait en ses proportions. — Notre médecine, notre physique, notre astronomie sont supérieures à la médecine, à la physique, à l’astronomie des Grecs ; mais elles n’en sont que la continuation. — Notre art n’est qu’une tentative, d’avance condamnée à l’infériorité, pour renouveler en un monde laid et bourgeois ce que la Grèce fit un jour, sous l’influence d’un rayon de grâce divine, en un monde jeune, noble et beau. — Quant à la philosophie, elle est à la fois science et art. En tant que science, nous l’avons fort développée ; mais l’art exquis de jouer de la lyre sur les fibres les plus intimes de l’âme, de poser sans les résoudre les problèmes de l’ordre transcendant, — la philosophie, dis-je, entendue comme la musique sacrée des âmes pensantes, quel chef-d’œuvre produira-t-elle jamais comparable aux dialogues qu’ont entendus les jardins de l’Académie et les bords de l’Ilissus ?

Revenons à l’antiquité égyptienne. Elle est en d’excellentes mains. M. Mariette vraiment a fondé et dirigé la plus grande entreprise scientifique de notre siècle. Il la dirige avec un jugement sûr et une fermeté inflexible. Pas une concession faite à la frivolité des gens du monde, à la sottise du public, à cette vaine recherche des objets de musée qui fait dégénérer la science en un chétif amusement. Jamais on ne fut plus loin de l’archéologie de bric-à-brac, des petites manies du curieux. M. Mariette emploie des mois, occupe des centaines d’ouvriers pour trouver une stèle dont les savans seuls peuvent comprendre l’importance. À peine se détourne-t-il pour recueillir ces objets d’apparat dont le badaud s’émerveille. Il

  1. On a découvert à Denderah et ailleurs des hypogées dont l’entrée était complètement dissimulée, où personne par conséquent ne devait ni ne pouvait entrer. Ces hypogées sont sculptées avec le même soin que les parties exposées aux regards.