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« J’ai l’âme toute troublée, lui écrivait-il ; j’ai perdu un jeune homme, nommé Sosithée, qui me servait de lecteur, et j’en suis plus affligé qu’on ne devrait l’être, ce semble, de la mort d’un esclave. » Je n’en vois qu’un, dans toute sa correspondance, contre lequel il ait l’air d’être très irrité : c’est un certain Dionysius, qu’il fait chercher jusqu’au fond de l’Illyrie et qu’il veut ravoir à tout prix ; mais Dionysius lui avait volé des livres, et c’était un crime que Cicéron ne pardonnait pas. Ses esclaves aussi l’aimaient beaucoup. Il se loue de la fidélité qu’ils lui ont témoignée dans ses malheurs, et nous savons qu’au dernier moment ils voulaient se faire tuer pour lui, s’il ne les en avait empêchés.

Parmi eux, il en est un que nous connaissons mieux que les autres et qui a eu plus de part à son affection : c’est Tiron. Le nom qu’il porte a fait soupçonner qu’il était un de ces esclaves nés dans la maison du maître (vernœ), qu’on regardait encore plus que les autres comme de la famille, parce qu’ils ne l’avaient jamais quittée. Cicéron s’attacha de bonne heure à lui et le fit instruire avec soin. Peut-être prit-il la peine d’achever lui-même son éducation. Il s’appelle quelque part son professeur, et il aime à le chicaner sur sa façon d’écrire. Il avait pour lui une très vive affection, et finit par ne plus pouvoir s’en passer. Son rôle était grand dans la maison de Cicéron, et ses attributions très variées. Il y représentait l’ordre et l’économie, qui n’étaient pas des qualités ordinaires à son maître ; c’était l’homme de confiance par les mains duquel passaient toutes les affaires de finance. Il se chargeait le 1er du mois de gronder les débiteurs en retard ou de faire prendre patience aux créanciers trop pressés. Il revisait les comptes de l’intendant Éros, qui n’étaient pas toujours en règle ; il allait voir les banquiers obligeans dont le crédit soutenait Cicéron dans les momens difficiles. Toutes les fois qu’il y avait quelque commission délicate à faire, on s’adressait à lui, comme par exemple quand il s’agissait de réclamer quelque argent de Dolabella sans trop le désobliger. Le soin qu’il donnait aux affaires les plus importantes ne l’empêchait pas d’être employé aussi aux plus petites. On l’envoie surveiller les jardins, exciter les ouvriers, visiter les bâtisses : la salle à manger même est dans ses attributions, et je vois qu’on le charge de faire les invitations d’un dîner, ce qui n’est pas toujours sans difficultés, car il ne faut réunir ensemble que des convives qui se conviennent, « et Tertia ne veut pas venir, si Publius est invité ; » mais c’est surtout comme secrétaire qu’il rendait à Cicéron les plus grands services. Il écrivait presque aussi vite que la parole, et lui seul pouvait lire l’écriture de son maître, que les copistes ordinaires ne déchiffraient pas. C’était plus qu’un secrétaire pour lui, c’était un