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par son maître lui-même, le rhéteur Gorgias. Ce rhéteur était un Grec accompli, c’est-à-dire un homme prêt à tout faire pour sa fortune. En étudiant son élève, il vit qu’il gagnerait plus à flatter ses vices qu’à cultiver ses qualités, et il flatta ses vices. À cette école, Marcus, au lieu de s’attacher à Platon et à Aristote, comme son père le lui avait recommandé, prit le goût du Falerne et du vin de Chio, et ce goût lui resta. La seule renommée dont il se montra fier dans la suite fut d’être le plus grand buveur de son temps : il rechercha et il obtint la gloire de vaincre le triumvir Antoine, qui jouissait en ce genre d’une grande réputation et qui en était très fier. C’était sa manière de venger son père, qu’Antoine avait fait tuer. Plus tard Auguste, qui voulait payer au fils la dette qu’il avait contractée envers le père, en fit un consul, mais il ne parvint pas à l’arracher à ses habitudes de débauche, car le seul exploit qu’on cite de lui, c’est d’avoir jeté son verre à la tête d’Agrippa un jour qu’il était ivre.

On comprend quelle douleur dut ressentir Cicéron quand il apprit les premiers désordres de son fils. Je suppose qu’il hésita longtemps à y ajouter foi, car il aimait à s’abuser sur ses enfans, Aussi, lorsque Marcus, sermonné par toute la famille, eut congédié Gorgias et promis d’être plus sage, son père, qui ne demandait pas mieux que d’être trompé, s’empressa-t-il de le croire. On ne le voit plus occupé, à partir de ce moment, qu’à supplier Atticus de ne laisser manquer son fils de rien, et à étudier les lettres qu’il lui envoie pour essayer d’y découvrir quelques progrès. Il nous reste justement une de ces lettres de Marcus du temps où il semblait revenir à de meilleures habitudes. Elle est adressée à Tiron et pleine de protestations et de repentir. Il se déclare si humilié, si tourmenté de toutes ses erreurs, « que non-seulement son âme les déteste, mais que ses oreilles n’en peuvent plus entendre parler. » Pour achever de le convaincre de sa sincérité, il lui fait le tableau de sa vie ; il est impossible d’en voir une mieux occupée. Il passe les jours et presque les nuits avec le philosophe Cratippe, qui le traite comme un fils. Il le garde à dîner pour s’en priver le moins possible. Il est si ravi des doctes entretiens de Bruttius qu’il a voulu l’avoir tout près de lui, et qu’il lui paie le logement et un peu aussi le couvert. Il déclame en latin, il déclame en grec avec les plus savans rhéteurs. Il ne fréquente plus que des hommes instruits ; il ne voit que de doctes vieillards, le sage Épicrate, le vénérable Léonidas, tout l’aréopage enfin, et ce récit édifiant se termine par ces mots : « surtout ayez grand soin de vous bien porter pour que nous puissions ensemble causer science et philosophie. » La lettre est fort agréable, mais en la lisant il vient à l’esprit quelques défiances.