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cesse des objets indispensables qui lui manquent : il lui faut donc des marchés fréquens[1] ; il faut que certaines tribus qui ne trouvent pas à se nourrir dans la montagne envoient leurs colporteurs dans les douars, arabes et sur les marchés algériens, où la bonne foi kabyle est devenue proverbiale. En retour de leurs fruits secs, de leurs olives, huiles, épices, etc., ils achètent du blé, des cotonnades, de l’acier, du plomb pour leurs balles[2], du soufre et du salpêtre pour leur poudre. Les Kabyles les plus pauvres, qui n’ont ni coin de terre à soigner, ni commerce à faire, émigrent, et vont louer leurs services dans les villes et les plaines, avec l’espoir constant de retourner un jour vivre au village et d’y employer le pécule qu’ils auront amassé. Plusieurs fois par an les colporteurs rentrent au foyer, quitte à en repartir de nouveau. La grande solennité qui clôt le rhamadan ramène d’habitude tous les émigrés dans le Djurdjura. C’est alors fête générale : on les entoure, on les écoute, car ils ont beaucoup vu et ont beaucoup à dire. On raconte les nouvelles, on rapporte les bruits qui courent, et gaîment l’on devise, et à plaisir l’on médit de l’Arabe, et l’on rit à cœur joie de certaines historiettes semblables à celle-ci, que contait, entre autres, un loustic des Aït-Boudrar : « C’était un jour d’été, en temps de guerre ; un jeune thaleb ou savant arabe, hôte d’une tribu de la montagne, veut se conduire en brave, et, couvert d’une simple gandoura[3] flottante, le tromblon à la main, il sort pour faire le coup de feu. Tandis que prudemment il se tient derrière un rocher, un projectile siffle et le frappe en pleine poitrine. Le thaleb pâlit ; il porte la main à sa blessure ; plus il presse sur la balle maudite, plus elle le déchire. On s’approche, on le soutient, on recueille ses dernières paroles, quand un vieux guerrier, mieux avisé, ouvre la chemise du mourant et regarde la plaie : point de sang ! Le projectile terrible était un gros hanneton qui s’envole, — et le jeune Arabe se sauve, poursuivi des huées kabyles. »

Le Djurdjura a donc des tribus sédentaires et des tribus qu’il est permis d’appeler voyageuses. Le Kabyle voyageur sait toujours un peu d’arabe, parce qu’il lui est utile d’en savoir ; mais dans telle tribu comme celle des Aït-Idjer, qui ne voyage point, sur 10,000 habitans, on aurait peine peut-être à en découvrir un seul parlant l’arabe, excepté les marabouts. Ainsi, lorsque le Kabyle apprend la langue arabe, la langue du Koran, c’est pour les besoins de son

  1. Chaque tribu a son marché hebdomadaire.
  2. Les balles kabyles, plus petites que les nôtres, sont plus dangereuses et déchirent davantage les plaies, parce qu’on leur laisse les bavures qu’elles ont au sortir du moule.
  3. La gandoura est une longue chemise.