Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/578

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le besoin de lutte inhérent à la nature même de la population a valu au pays kabyle de vigoureux soldats formés de bonne heure ; mais cette humeur remuante, ces ambitions jalouses, ces luttes continuelles, comment n’ont-elles pas livré dès longtemps la nation épuisée aux mains de l’étranger ? C’est qu’elle a eu toujours deux sauvegardes, l’amour de l’indépendance[1] et le respect de la loi. Cette loi, vraie souveraine de la montagne, supérieure aux djemâs, aux amines, à tous les pouvoirs qui varient ou qui passent, n’est pas une loi écrite dont les auteurs soient connus ; c’est la tradition, la coutume, eurf ou ada, charte séculaire reçue des ancêtres et strictement conservée et observée par tous.

Un kanoun ou code pénal[2]règle dans chaque village les peines qui doivent réprimer les infractions à l’ada. Par l’ada sont prévus tous les besoins sociaux ; la djemâ et les amines ne peuvent pas plus refuser d’en appliquer les principes que l’individu de les subir ; ils se courbent tous, parce qu’ils sont tous égaux devant la loi. D’une kebila, d’une tribu, parfois d’un village à un autre, l’ada subit des modifications de détail ; mais dans tout le pays kabyle les dispositions fondamentales en restent les mêmes, et d’un accord commun, à travers les révolutions locales, la coutume est démesurée invariable, parce que, si au lendemain de chaque lutte le parti vainqueur se fût permis de la changer, l’organisation sociale, ruinée dans sa base, aurait bientôt péri sans retour.


II

C’est dans ses lois surtout qu’un peuple grave le cachet de son esprit. La coutume du Djurdjura offre dès l’abord un trait qui frappe, — original et remarquable plus qu’aucun autre, et propre à toutes les peuplades africaines de race kabyle, aux Berbères du Maroc comme aux Thouaregs du Soudan : nous voulons parler de l’anaïa[3].

Police et force publique sont choses inconnues à la société kabyle. Il fallait pourtant, dans l’intérêt de l’ordre, si souvent menacé, que, sans même attendre l’intervention des marabouts, on pût clore les conflits par une mesure immédiate ; il fallait, dans l’intérêt du commerce et de la sûreté individuelle, que la circulation fût garantie sur les chemins pendant les guerres intérieures. L’anaïa répond à ce double besoin : elle donne à tout citoyen le droit

  1. Nous avons trouvé sans cesse les Kabyles du Djurdjura réunis en faisceau pour nous combattre.
  2. Le kanoun est un code écrit ; ce n’est, à bien prendre, qu’un tarif d’amendes.
  3. Le mot anaïa signifie protection, sauvegarde.