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cesser d’être les interprètes du Koran, et aux yeux des populations de la montagne, qui presque toutes ne savent ni lire ni écrire, ils ajoutèrent à leur caractère religieux le prestige du savant et du lettré.

« Les marabouts ne se battent pas, » dit le proverbe kabyle[1] : il leur appartient par cela même d’intervenir dans les luttes et de les apaiser ; mais, si écoutés qu’ils puissent être, ils ne réussissent pas toujours à se faire entendre, soit que deux partis d’égale force répugnent à toute concession, soit qu’une minorité mécontente refuse absolument de se soumettre. Alors la poudre parle[2] ; c’est à elle qu’on a recours en dernier ressort, c’est le juge suprême des conflits, et nous ne disons pas seulement des conflits politiques : sur chaque question litigieuse, sur chaque débat d’intérêt local, le pour et le contre forment deux camps opposés qui peuvent en venir aux mains. À ces deux camps, les Kabyles ont donné le nom caractéristique de soff. Soff signifie rang, on se range de tel côté ou de tel autre. L’unanimité est rare ; chaque village offre généralement deux soff, dont la composition ne demeure pas invariable ; les circonstances la peuvent modifier, et la corruption même n’est pas impuissante à entraîner quelque membre influent d’un soff dans le soff opposé, où il amène avec lui ses partisans. Ce qui importe, c’est que personne ne reste neutre ; l’abstention n’est pas permise : il faut se placer dans un soff ou dans l’autre, sous peine d’être victime des deux. Les membres d’une même kharouba sont d’ordinaire du même soff, car au sein de cette société, où chacun prend part à la vie politique et civile tout ensemble, le soff n’est pas seulement un parti politique, mais un abri protecteur, une chaîne étroite entre des citoyens prêts à défendre ou à venger, — au besoin par la poudre, — les droits et l’injure d’un seul.

Lorsque les passions excitées ne connaissent plus de frein, le combat est un mal nécessaire. Celui des deux soffs qui attaque donne le signal par un coup de fusil tiré en l’air. Sans cet avertissement, il y aurait lâcheté dans l’attaque ; la mort d’un citoyen serait un meurtre. Une fois le signal entendu, tout devient de bonne et loyale guerre. La défense de chaque kharouba est favorisée par la disposition de ses maisons, qui forment un même groupe, et chaque maison semble une petite forteresse. N’ayant qu’un rez-de-chaussée composé de deux pièces, l’une qu’habite la famille, l’autre les animaux, elle offre à peine quelques lucarnes percées dans les murs

  1. Excepté en temps d’invasion, car les marabouts ont, tout comme les autres, pris les armes contre nous.
  2. Phrase kabyle consacrée.