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suffrage ; la durée du pouvoir de l’amine est, suivant les usages locaux, annuelle ou sans limite, sous cette réserve que, si la confiance publique vient à lui manquer, l’amine offre volontairement de se démettre pour éviter une déchéance.

Cependant au sein du village ou dechra, véritable unité politique, se distinguent et s’agitent des unités secondaires dites kharoubas, dont chacune comprend un groupe de plusieurs familles ayant une origine commune et conservant entre elles des rapports intimes de fraternité. Ces kharoubas affectent, elles aussi, dans l’administration du village, une individualité tranchée : également jalouses de leur liberté propre, elles ne permettent pas à l’amine de s’immiscer dans leurs affaires intérieures, et tandis que la djemâ élit son amine, chaque kharouba se nomme un représentant ou tamen qui sert d’intermédiaire entre elle et l’autorité exécutive.

L’assemblée suprême décide de la paix et de la guerre, rend la justice, ordonne les corvées, impose les contributions et les amendes, soumet enfin les actes de l’amine à son contrôle souverain ; elle réalise par sa composition même le gouvernement de tous ; chaque citoyen en fait partie du jour de sa majorité, et le Kabyle est majeur vers quatorze ou quinze ans[1], dès qu’il a supporté une fois le jeûne du rhamadan[2]. L’amine ouvre et préside les séances de la djemâ. Il veille en temps de paix à l’exécution des lois et des décisions de l’assemblée, à la rentrée des impôts et amendes ; dans les prises d’armes, c’est lui qui indiqué l’heure des rassemblemens et distribue les munitions ; c’est lui qui a l’honneur de marcher au combat à la tête de ses concitoyens. Un oukil, comptable des deniers de la djemâ, et un khodja, secrétaire ou greffier, complètent l’organisation administrative. Toutes les fonctions publiques sont gratuites.

Voilà donc le village constitué en vraie commune indépendante et présidé par un chef électif qui est en quelque sorte un maire ayant les tamens pour adjoints de son administration ; voilà le Kabyle à la fois électeur, député, juge, soldat, partie active dans la direction de la chose publique. Voilà bien, en un mot, le régime égalitaire par excellence ; mais tout ce qui est fait pour élever l’homme au-dessus de ses pareils n’en garde pas moins, là

  1. Il est fort rare qu’un jeune Kabyle ne tienne pas à honneur de remplir, dès qu’il le peut, ses devoirs de citoyen. Si la djemâ vient à savoir qu’un jeune homme capable de porter un fusil néglige de se présenter, elle l’appelle et lui fait subir l’épreuve du fil. On mesure le cou du jeune homme avec un fil, on double cette mesure, on lui place entre les dents les deux bouts du fil, qui forme ainsi une boucle ; — si sa tête peut passer dans la boucle, il sera déclaré majeur.
  2. Le rhamadan dure un mois lunaire, pendant lequel les musulmans doivent s’abstenir de boire et de manger depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.