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ces pas difficiles par des mots de génie. Le coup d’état de décembre n’est pas un écueil moins embarrassant pour les hommes de notre opinion qui s’y trouvent conduits par le courant d’une biographie. Nous ne pouvons, pour notre compte, échapper au péril que par le silence. Ce n’est donc pas à nous de parler de la conduite de M. de Morny dans cette conjoncture critique. Ce qui est certain, c’est que M. de Morny put faire connaître alors au public les qualités fortes de son caractère. Il montra ce que peuvent la décision et le sang-froid dans les troubles publics. Il atténua le côté sombre du coup de force auquel il donna son concours par cette aisance de manières qui lui était propre, et qui semble la forme naturelle d’un esprit libéral. Il n’y eut pas jusqu’à la confiscation des biens de la maison d’Orléans qui, en lui apportant l’occasion d’une prompte retraite, ne lui permît de prendre vis-à-vis du public l’attitude d’un homme dégagé d’ambition, qui n’avait saisi le pouvoir que pour accomplir une œuvre commandée à ses yeux par un intérêt social, qui, une fois la tâche faite, reculait devant l’usage réactionnaire de la puissance, et se hâtait galamment de rentrer dans la vie ordinaire. Témoins à coup sûr désintéressés de la vie publique de M. de Morny depuis cette époque, nous devons convenir qu’il tint dès lors une grande place en France devant l’opinion. Ceux qui adorent chez nous le principe d’autorité, ceux qui ressentent pour le maintien de l’ordre une passion farouche et craintive, ceux que hante dans leur sommeil le cauchemar du gâchis dont M. de Boissy parlait l’autre jour au sénat, voyaient pour eux une grande sécurité dans le rôle que M. de Morny aurait pu jouer de nouveau au milieu de circonstances critiques. Par un contraste qui révèle aussi la valeur de l’homme qu’aujourd’hui l’on regrette, des esprits libéraux ne plaçaient point une moindre confiance dans le concours que M. de Morny pourrait prêter au progrès des institutions libérales. D’autres enfin ajoutaient, non sans raison, aux moyens d’influence du président du corps législatif ses relations avec le monde politique européen, qui eussent pu aussi devenir, à un moment donné, une utile ressource. Ainsi s’était faite peu à peu, grâce à son origine, à ses débuts, à la facilité d’un esprit applicable aux occupations les plus variées, à la fermeté et à l’aménité d’un caractère qui savait tour à tour commander aux circonstances ou s’y assouplir, grâce aussi à ce don de la bonne chance tant prisé par les anciens politiques, — ainsi s’était faite chez nous ce qu’il faut appeler la situation unique de M. de Morny. Ce qui distinguait surtout cette situation, c’est qu’elle n’avait rien d’exclusif et d’inabordable, c’est qu’elle touchait à tout et à tous, c’est que celui qui l’occupait était véritablement le contemporain des hommes et des choses de notre époque. M. de Morny, dont la vie a été une longue habitude de réussir, a-t-il été heureux jusqu’à la fin ? Sa mort, envisagée comme l’achèvement d’une carrière politique, a-t-elle été opportune ? L’avenir le dira ; mais le présent ne peut s’empêcher de s’apercevoir et de la grande place que rem-