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routine des spécialités fonctionnaires ; ils se flattaient, si l’on se fiait à eux, de prouver que les hommes du monde ont plus d’adresse que les spécialistes politiques à manier les hommes, plus de flair pour pressentir l’opinion et plus de décision dans la conduite des affaires. Au fond, ils accusaient à la fois et le ministère et l’opposition de sénilité. Quant à eux, ils étaient conservateurs assurément, mais jeunes conservateurs, ou conservateurs progressistes. Cette école mondaine a fourni depuis à la politique des ministres et des diplomates qui ne se sont pas tirés d’affaire plus mal que d’autres. M. de Morny n’était pas le chef du groupe : il avait trop de réserve, de sang-froid, de prudence, il s’inclinait avec une admiration trop convaincue devant l’ascendant de M. Guizot, pour se livrer à des caprices d’indiscipline ; mais il en était le membre le plus important et le plus en veine. Il publia dans la Revue du 1er janvier 1848 un article sur les conservateurs progressistes ; il avait à cœur évidemment les opinions qu’il exprimait dans cet article, l’unique écrit politique de lui qui nous soit connu, car après le coup d’état il en fit publier de nombreux fragmens par la presse officieuse. Dans les trois mois qui précédèrent la révolution de 1848, on parlait de l’entrée probable de M. de Morny au ministère du commerce.

Cette révolution sembla, au premier moment, renverser toutes les espérances de M. de Morny ; l’élection du 10 décembre le remit en selle et lui ouvrit une carrière plus directe et plus sûre que celle qu’il avait pu entrevoir jusqu’à ce jour. M. de Morny, grâce à ses relations sociales et politiques, devint l’intermédiaire le plus naturel entre les chefs de la majorité de l’assemblée et le président. Il fit preuve, durant toute la période républicaine, d’une extrême discrétion ; il évita de se mettre en avant, il ne se compromit par aucun acte apparent, il resta dans la coulisse. Pourtant il avait dès le premier moment pris son parti, savait nettement où il allait, et s’apprêtait avec une résolution tranquille et souriante au rôle qu’il joua à la fin de 1851. Il n’y a pas d’indiscrétion aujourd’hui à répéter de vieilles confidences qui n’apprendront plus rien à ses amis ni à ses ennemis. Il nous disait un matin, en 1849, avec une insouciante franchise : « Quand le coup d’état se fera, je vous en préviens, c’est moi qui le ferai. » Il n’avait aucun doute sur le coup d’état, il lui était seulement impossible de prévoir au milieu de quelles circonstances se produirait le dénouement attendu : il ne savait sous quelle forme se présenterait l’occasion ; peut-être, comme au 18 brumaire, faudrait-il affronter l’assemblée même pour la dissoudre, et il songeait au discours qu’il y aurait à tenir à cette assemblée condamnée. Nous nous le tînmes pour dit ; nous fûmes dès lors convaincus qu’il y aurait un coup d’état, et que M. de Morny y jouerait dans l’action le premier rôle.

On connaît l’embarras qu’éprouvait Bossuet lorsqu’il rencontrait les héros de ses oraisons funèbres dans les troubles de la fronde : il se tirait de